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Musique

Brenda Fassie, et la vie continue

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Retour sur la vie de l’une des plus grandes stars sud-africaines, et sur l’interprétation complexe de son héritage en tant que militante et diva.

Quand la presse écrit sur Brenda Fassie, ça commence généralement par une anecdote croustillante et scandaleuse qui cherche à glorifier sa personnalité imprévisible, profondément candide, étrange et pour le moins intense. Quel que soit le souvenir que l’on a de Fassie, le portrait qui s’en dessine est une contradiction vivante : y cohabitent dans un joyeux chaos son sens de l’humour, son goût pour la confrontation, ses colères épuisantes, sa douceur et ses tendances aux mélodrames violents, et souvent larmoyants. Évoquant sa première rencontre avec Fassie en 1982, le trompettiste sud-africain Hugh Masekela dit avoir immédiatement saisi chez elle l’impertinence que nous avons appris tout à la fois à aimer et à détester: « Mais comment diable compte-t-elle réussir dans le monde du spectacle avec un tel caractère ? » Malgré son humeur exécrable, elle est devenue l’une des plus grandes musiciennes à avoir jamais honoré le territoire sud-africain, tous genres confondus. Le succès de Fassie a transcendé sa propre musique et sa présence scénique provocatrice. Quant à son sens de la performance, il a permis à tout un pan de la jeunesse noire de s’identifier, voire de se réinventer à partir du modèle offert par Fassie : l’image merveilleuse d’une femme noire libre et dangereuse – une bad girl – montrant à toutes celles et ceux qui vivaient sous le joug de la censure et de la domination structurelle et systémique, qu’ils pouvaient vivre en dehors du cadre et des règles prescrits de l’existence des Noirs. Revenant sur l’héritage que Fassie a laissé parmi nous, Bongani Madondo écrit : « Avec son énergie survoltée, ses longues tresses africaines, ses hautes bottes en plastique brillant, ses paillettes à gogo, cet air de punk-rock des townships qui ne s’en laisse pas compter, elle m’a permis, ainsi qu’à des milliers d’autres jeunes filles et garçons noirs, de nous voir comme nous le souhaitions. Nous ne serions pas comme nos parents. Nous ne serions pas des Noirs obéissants. Et bien qu’il nous ait fallu un certain temps pour comprendre qui nous serions, cela n’avait alors aucune sorte d’importance. »

Brenda Nokuzola Fassie est née le 3 novembre 1964 à KwaLanga, un township de Cape Town, en Afrique du Sud. Elle est issue d’une grande famille de musiciens de la classe ouvrière, la plus jeune de neuf frères et sœurs. Sa mère, Makokosie Fassie, une employée de maison, était réputée pour être une pianiste phénoménale et son père, qui est décédé alors qu’elle n’avait que deux ans, était très apprécié pour ses talents de chanteur. Son frère Themba Fassie raconte qu’au retour du boulot, leur père se jetait sur le piano et invitait les différents membres de la famille à venir chanter auprès de lui, voire à chanter depuis la pièce où ils se trouvaient, en parfaite harmonie. L’éducation personnelle de Fassie tourne autour de la musique et du spectacle, et ses frères la surnommeront d’après la chanteuse de country américaine Brenda Lee. À l’âge de cinq ans, elle se produisait déjà avec le groupe pour enfants monté par sa mère, les Tiny Tots. Bien que très jeune, elle avait déjà développé une certaine capacité à enthousiasmer le public, chantant à l’église et pour des événements touristiques. La popularité de Fassie au sein de la communauté n’a ensuite fait qu’augmenter, attirant même l’attention du célèbre dramaturge sud-africain Gibson Kente, originaire de Soweto et connu comme « le père du théâtre noir ». Après avoir entendu parler de l’extraordinaire talent de cette jeune fille de 16 ans, un autre producteur prestigieux, Hendrick Koloi Lebona, décide de se rendre au Cap depuis Johannesbourg pour rendre visite à la famille de Fassie. Il demandera à la mère de l’adolescente prodige l’autorisation de la faire déménager à Soweto (Johannesburg), pour y faire carrière dans la musique sous sa tutelle.

En 1983, Fassie devient la chanteuse principale de Brenda & The Big Dudes, groupe à l’origine du tube « Weekend Special », et rapidement l’hymne des communautés noires punk et pop des townships sud-africains. Avec la sortie d’autres titres tout aussi populaires tels que « Life Is Going On », le groupe aura incarné au mieux le son des années 80 et restera comme l’un des plus appréciés de l’époque. Brenda & The Big Dudes continuera d’ailleurs  à dominer les classements avec des titres dance comme « Oh What a Night », et des chansons influentes comme « Can’t Stop This Feeling » et « Let’s Stick Together » – ces sorties marqueront durablement Fassie, qui se retrouve à la tête du revival pop alors bourgeonnant en Afrique du Sud. En 1985, Fassie donnera naissance à son unique enfant, Bongani Fassie, qu’elle a eu avec Dumisani Ngubeni, à l’époque compagnon de la chanteuse et membre du groupe. Tandis que la star connaît une fulgurante ascension vers la gloire et la fortune, sa vie amoureuse se retrouve au centre de l’attention du grand public. Dans une certaine mesure, elle a accepté d’entrer dans le jeu des médias, tout en critiquant vertement leur intrusion dans sa vie privée et la constante fabrication d’histoires et rumeurs. Son goût démesuré pour l’attention, l’adoration et les éloges permanents façonnera une relation pour le moins compliquée avec la sphère publique – s’emparant à chaque fois de la moindre occasion pour attirer sur elle l’attention, au point d’appeler la presse à son retour de Paris, pour leur annoncer son intention de divorcer de son mari de l’époque, Nhlanhla Mbambo, au motif qu’il avait refusé de lui envoyer de l’argent. On pourrait dire que Fassie a elle-même convié dans sa propre vie la violence et le chaos que les médias ont irrémédiablement avalés, et sa présence inamovible dans la presse s’est prolongée dans la décennie 1990, une époque qui marquera le début de sa déchéance, ainsi que sa pénible lutte contre sa dépendance aux drogues et à l’alcool. 

Weekend Special

Fassie est le produit de sa propre construction, mais aussi celui du contexte extérieur qui aura marqué sa présence en tant que personne noire sous l’apartheid en Afrique du Sud. Son statut d’icône provient d’ailleurs de sa capacité à avoir créé une oeuvre à partir du marasme de la classe ouvrière, et de la façon dont elle est parvenue à subvertir les exigences esthétiques qui s’imposaient alors à elle – Fassie ne correspondait en effet absolument pas aux canons de la beauté acceptable, et on l’a même souvent étiquetée laide et invendable. Elle s’est courageusement opposée à la vision du public qui la considérait comme déviante par rapport aux normes de beauté commerciales, en se réappropriant sa propre image de telle façon qu’il devenait difficile voire impossible pour les gens d’utiliser contre elle son apparence physique. Fassie a connu son apogée au moment de la désintégration du système de l’apartheid, dans un contexte de résistance de masse en Afrique du Sud, tandis que de nombreux artistes tentaient de trouver leurs marques dans un climat politique instable et un quotidien émaillé d’émeutes, protestations, boycotts et actions contre la répression imposée par le régime. Elle a connu son heure de gloire au plus fort d’une répression draconienne qui limitait considérablement la vie sociale et culturelle de la population. La commission de contrôle des publications, agissant comme l’une des machines de propagande d’État, examinait de près les disques, les livres et les chansons, interdisant tout contenu qui cherchait à politiser les masses ou à critiquer le gouvernement. Le statut d’icône de Fassie a émergé en même temps qu’une révolution culturelle en Afrique du Sud, introduisant une partie des musiques les plus radicales du pays, plaçant la bad girl punk des townships en porte-drapeau du mouvement. Elle s’est retrouvée à la tête d’un groupe de musiciens qui a introduit dans la scène pop des paroles révolutionnaires, en résonance avec la réalité du quotidien de la population noire en Afrique du Sud. Elle l’a fait avec une finesse d’esprit étonnante, et dans un lexique indirect et crypté, que seule la rue a su décoder. Son partenariat musical emblématique avec Chicco Twala, maître parolier, mais aussi arrangeur, compositeur et ancien percussionniste de Harari, l’a établie comme la voix la plus influente et la plus à même de refléter le fléau subi par les Noirs. 

Brenda Fassie et Nelson Mandela © Dr Peter Magubane

Son éthique de travail, son talent indéniable et son esprit futé sont sans aucun doute les principales raisons qui convaincront l’Afrique du Sud noire, mais c’est avant tout son amour pour la population noire en général, la volonté de sa libération et la promotion de son humanité, ainsi que le fait qu’elle vive parmi sa communauté et enfin la douceur de sa personnalité, qui feront d’elle un membre loyal et de confiance de la grande famille noire. Avec des chansons comme « Too Late For Mama », la voix plaintive de Fassie déchirait les membranes des haut-parleurs de nombreux foyers noirs, puisqu’elle y chantait la détresse des Noirs et les difficultés qui touchaient plus particulièrement les femmes et les mères à l’époque. D’autres chansons comme « Black President » feront la fierté et la joie du patrimoine noir en Afrique du Sud. Pour la première fois, quelqu’un faisait une ode explicite à la période surnommée « silent sixties » [« les années 60 du silence » ; NdT], à travers une chanson qui osait défier la censure. « Black President » évoque le traumatisme que le mouvement de résistance en Afrique du Sud subira au début des années soixante, à la suite du massacre de Sharpeville et de l’arrestation et du bannissement de Nelson Mandela et d’autres dirigeants jugés au procès de Rivonia. Ici, Fassie nous ramène à une époque où nous n’avions plus de voix, le peuple croulant alors sous la répression collective de l’État, et elle nous souffle des paroles d’une extrême simplicité, dans le plus pur style de la chanteuse :

« En l’année 1963
Le président du peuple
A été emmené par des gardes
En uniforme.
La brutalité, la brutalité.
Oh non ! Mon, mon président noir ! »

Brenda Fassie – Black President

En tant qu’agente culturelle, Fassie avait bien compris l’importance de sa tâche et savait qu’elle venait d’atteindre un statut dans sa carrière qui lui offrait un moyen de pression contre la violence imposée par l’État. Sa popularité et son soutien massif lui ont fourni la sécurité dont elle avait besoin pour faire sa musique. L’amour que lui portait la population noire la protégeait contre les arrestations pour violation des soi-disantes lois contre la rhétorique anti-gouvernementale.

Cette protection affectueuse ne s’est pas toujours traduite de la même façon dans sa vie personnelle. Fassie a été en Afrique du Sud la première femme noire, musicienne et célébrité à s’assumer en tant que personne queer, ce que beaucoup auront du mal à accepter et préfèreront l’étiqueter comme « déviante » ou ignorer tout ce qui avait trait à sa sexualité. Elle avait beau dire régulièrement, « les filles m’aiment ! », sa façon de parler montrait qu’elle ne s’identifiait pas nécessairement au langage homosexuel ou queer et à ses catégories, mais qu’elle se voyait plutôt comme une amoureuse des gens, indépendamment de leur genre ou de leur sexualité. Sans pour autant romancer la réalité des faits, il faut reconnaître que Fassie a vécu sa vie privée de manière très publique, certains des éléments les plus toxiques de sa vie amoureuse ne bénéficiant pas de la discrétion à laquelle ont droit les gens normaux, gardant pour leur intimité leurs propres erreurs et failles humaines. Fassie aura tout vécu, les moments joyeux comme les moments tragiques, à la une des journaux à sensation. On voyait quotidiennement sa vie affichée dans les kiosques d’actualité du centre-ville, avec des titres suffisamment grossiers pour causer à quiconque des dommages psychologiques irrémédiables et une profonde aversion, voire une haine pour les médias et autres parasites de la presse à scandale. Mais avec Fassie, les choses sont un peu plus compliquées : elle était accro au drama, avait besoin d’être au centre des attentions et souscrivait elle aussi à ce genre d’affirmations infantiles. Elle était connue comme quelqu’un qui cherchait en permanence l’adoration, et on dit souvent qu’aimer Brenda Fassie était un travail à plein temps. Elle se noyait souvent dans son propre ego, et dans la personnalité de femme-enfant qui se nichait au fond d’elle – une complexité qui ne peut absolument pas se résumer à quelques manchettes injustes de journal. Son hypervisibilité la rendait paradoxalement invisible, car les feux aveuglants des projecteurs médiatiques faisaient que les gens passaient à côté de sa facette la plus gracieuse, aimante, affable, attentionnée et désintéressée. Les unes des magazines n’ont jamais mentionné les enfants sans abri que Fassie a recueillis, les amis qu’elle a aidés et les personnes éloignées qu’elle a soutenues grâce à sa générosité. Pour quelqu’un qui était connu pour sa grande gueule, toujours loquace et jamais à court de commentaires, une grande partie de sa générosité aura eu lieu à l’abri du voyeurisme des médias. Dans une interview avec Lara Allen, Fassie l’a elle-même dit mieux que quiconque : « Vous ne pouvez pas me résumer avec des mots. Ce sera comme les conneries qu’écrivent tous ces autres connards [« motherfuckers »]. Si les gens veulent savoir qui je suis, s’ils veulent vraiment me connaître, ils n’ont qu’à écouter ma musique. Dites-leur d’acheter mes CDs. Bongani [son fils ; NdA] a besoin de ce fric. »

Dans le tourbillon de sa dépendance au crack et autres substances, et alors que la plupart des gens avaient fini par perdre espoir d’être un jour subjugués par la présence scénique de la jeune fille de dix-neuf ans qui avait en 1983 volé le cœur des Sud-Africains avec le tube « Weekend Special », Fassie est parvenue à renaître des cendres de sa toxicomanie, affaiblie mais avec suffisamment d’énergie pour que son collaborateur de longue date, Chicco Thwala, produise en 1998 l’album-phare Memeza. Le disque contenait la chanson « Vulindlela », qui marquera la fin de la décennie et le début d’une nouvelle devenant par le même coup l’hymne d’une transition dont l’Afrique du Sud avait grand besoin : Fassie y parlait de la joie et de la fierté de voir un fils se marier et apporter à son foyer la dignité familiale. Une métaphore évidente et en forme de provocation, comme pour se venger de tous ces gens qui avaient perdu espoir en elle et qui se voyaient désormais bien obligés de reconnaître son succès renouvelé et sa renaissance. Une interprétation logique quand on pense à la recherche permanente d’approbation dont Fassie faisait preuve, mais l’analyse est compliquée par son attitude hyper individualiste et son rejet de l’esprit collectif, qui ont toujours conduit Brenda Fassie à faire ce que bon lui semblait, et à toujours obtenir ce qu’elle voulait.

Après quelques tentatives infructueuses de désintoxication, elle s’enfermera finalement dans la dépendance et n’en sortira jamais vivante. Elle est décédée en 2004, à l’âge de 39 ans, après être tombée dans le coma et subi des lésions cérébrales suite à une overdose de crack. Fassie était accroc à l’attention, aux drogues et à l’alcool, et on racontait souvent qu’elle se réveillait et s’endormait un verre à la main. Elle a enduré de nombreux drames, dont l’overdose et la mort de sa compagne lesbienne, Poppy Sihlahla, mais Fassie n’est pas que la somme de ses montagnes russes. Elle doit être comprise dans toute sa complexité, et nous devrions toujours nous rappeler que son caractère étonnant reste un mystère pour nous, et que notre meilleure boussole pour essayer d’atteindre sa vérité se trouve dans sa musique. Le répertoire de Fassie est un magnifique champ de mines qui reflète les nombreux visages et périodes de l’histoire de l’Afrique du Sud.

Source www.pan-african-music.com

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