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Welcome to Kumerica : Kumasi, vue sur ghetto

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Au Ghana, la drill a ranimé le rap, et révélé au pays entier l’existence de la contre-culture Kumerica, originaire des quartiers pauvres de Kumasi. Langage codé, musique brutale, lifestyle, PAM a enquêté sur ce phénomène en pleine ébullition.

Le clip du morceau « Condemn » est aussi sombre que son message. Adossés à de vieilles voitures ou en bande dans la rue, les jeunes rappeurs exhibent des battes de baseball, des bouteilles d’alcool et des bandanas qui rappellent sinistrement l’univers des gangs américains. Niveau musique, l’atmosphère est tout aussi pesante. Peu de mélodies dans l’instrumentale, pétrie d’une basse sourde et de hi-hat agressifs. Les paroles du refrain, « when we pull on them » (« quand on arrive sur eux »), se mêlent à des gimmicks faisant sérieusement penser à des tirs de kalachnikov. La scène ne se déroule pourtant ni dans le froid des ghettos de Chicago ni aux périphéries violentes de Los Angeles. Le clip est tourné en plein milieu de Kumasi, deuxième ville du Ghana, capitale du royaume ashanti. Et le morceau n’est autre que la dernière sortie du rappeur Jay Bahd et de sa bande du label Life Living Records.

Chicago-Londres-Kumasi, le trip de la drill

Si le Ghana est depuis des décennies reconnu pour ses mélodies chaudes et ses rythmiques enjouées, sachez que beaucoup de choses ont changé le temps d’un confinement. En septembre 2020, une flopée de rappeurs font soudainement le buzz sur Twitter et Instagram à travers des titres comme « Sore » ou « Akatafoc ». Pas de paroles mielleuses, pas de chorégraphies, pas d’afrobeats : tous font de la drill. Né dans les années 2010 dans le South Side de Chicago, digne successeur de la trap music, ce sous-genre du rap se veut plus épuré et brut que le hip-hop mainstream. Les rappeurs qui le popularisent, comme Chief Keef, mènent pour la plupart une double vie entre leurs gangs et leur musique, dans laquelle ils détaillent avec précision leurs agissements macabres : vente de drogue, agression ou meurtres. Ce style froid connaîtra un succès retentissant dans les quartiers paupérisés de Grande-Bretagne, avant d’être de nouveau récupéré par les États-Unis vers 2018, notamment en la personne (défunte) de Pop Smoke. « Welcome to the Party », « Dior », et le rappeur new-yorkais à la voix infectieuse popularise le genre dans le monde entier.

Au Ghana, le phénomène prend aussi à travers Kwaku DMC, Jay Bahd, O’Kenneth, Reggie, Yaw Tog, City Boy et bien d’autres. Étrangement, tous ces drillers se revendiquent de la même bannière : Kumerica, un mot né de la fusion entre leur ville, Kumasi et l’Amérique, dont le lifestyle est admiré par les artistes. Le terme est récupéré par toute une partie de la jeunesse de Kumasi, et jusqu’à Accra, les Kumericans attirent l’attention. Que se passe-t-il dans la capitale Ashanti ?

Yaw Tog – SORE (feat. O`kenneth,City Boy, Reggie, Jay Bahd)

En réalité, la drill n’est que la partie émergée de l’iceberg Kumerica. Au téléphone avec Rabby Jones, cofondateur de Life Living Records (l’un des labels les plus influents de la scène drill de Kumasi), deux commentaires ressortent : « Kumerica est un lifestyle », et « ce n’est pas une mode ». Le terme englobe en fait les nombreux codes du mode de vie des ghettos de Kumasi. « Le mot est arrivé il y a quatre ans, par le rappeur Blaq Foreigner », m’apprend Rabby. « Il est arrivé avec ce terme parce qu’on habite à Kumasi, mais on vit comme des Américains. Dans les ghettos, à Accra c’est du dancehall, mais à Kumasi c’est du rap ». Il faut dire que depuis des décennies, les gens de Kumasi s’inspirent des cultures noires américaines, qu’ils ont intégrées dans leurs propres manières d’être. Comme toute contre-culture, le mode de vie Kumerica est extrêmement codifié. Entre eux par exemple, les Kumericans s’appellent « Akata ». « Un vieux m’a expliqué qu’Akata est un mot yoruba pour désigner une personne du ghetto. Ici, ça veut dire la même chose », m’explique Rabby. Ironiquement, pour certains Nigérians, le mot « Akata » désigne justement les Afro-Américains, une nuance qui doit sûrement ravir les Akata boys de Kumasi. 

Kumasi, ville de hip-hop et de verlan (saka)

Un deuxième élément important est d’ailleurs leur langue. « On a un code pour notre Twi (langue parlée dans les régions ashanti, NDLR) : en gros on retourne les mots », me dit le manager. « Par exemple, broda (“frère”). Si je dois dire broda à un Kumerican, je dirais dabro. C’est pour parler en code, pour garder la discussion entre nous. » Cet argot s’appelle le Saka, soit l’inverse du mot Twi « Kasa », qui signifie « parler ». Le Saka n’est d’ailleurs pas à confondre avec l’Asakaa, qui n’est autre que la fameuse drill de Kumerica. Un dernier code à connaître pour bien comprendre le phénomène ? « Les noms de rue, ou les noms de quartiers. Bantama est appelé Florida, Abuakwa a toujours été appelé Chicago, et Suame c’est Miami. Mais tout ça, c’est des trucs de nos ghettos, c’était là bien avant le mot Kumerica. » En effet, si le mouvement est en plein essor, il est important de comprendre qu’il n’est pas une simple mode. L’explosion de la drill n’est qu’un élément de cette culture large, dans laquelle une grande partie de la population ashanti se reconnaît. Ce rap froid et violent ne fait qu’accompagner ce mode de vie : il en est la bande-son plus que l’élément déclencheur. « Les instrumentales de drill sont très rythmées, et on trouve juste que ça va bien avec le tempo du Twi », ajoute Rabby. Pourtant, la drill de Kumasi s’inscrit aussi dans une longue histoire de rap Ashanti.

Kawabanga – Akatafoc (feat. O’Kenneth,Reggie & Jay Bahd)

S’il profite d’une exposition nouvelle et inédite, le rap de Kumasi vibre en réalité depuis des années, attendant patiemment une occasion pour déferler sur le reste du pays. Pour Philip Edusei, journaliste musical ghanéen, la drill n’est pas un phénomène totalement nouveau : elle est en fait la suite logique des différentes vagues hip-hop qu’ont connues le Ghana et le monde. Entre les années 90 et 2000, par exemple, la mode est au hiplife, un genre hybride qui marie le rap au highlife. La jeunesse ghanéenne s’arrache les nouvelles stars du mouvement, qui enchaînent les concerts dans tout le pays. « Et bien la plupart de ces artistes venaient de Kumasi ou avaient une association quelconque avec la ville », m’apprend Philip. « Le duo Akyeame par exemple, ou Lord Kenya, sont originaires de Kumasi. Même Reggie Rockstone, qu’on connaît comme le Parrain du Hiplife, est le Président autoproclamé d’Oseikrom, un autre surnom de la ville. »

Entre 2000 et 2010, les rappeurs du royaume suivent les mêmes évolutions que le rap mondial, se convertissant par exemple au gangsta rap ou à la trap music. Pourtant, aucun retentissement comparable au phénomène Kumerica. « Le problème, c’est que même si Kumasi abrite énormément de talents, ça n’a jamais été reconnu musicalement parce que c’est Accra la capitale », explique Philip. « Si tu commences à être populaire, au bout d’un moment, tu es obligé de déménager à Accra. » « Avant la drill, il n’y avait pas de base à Kumasi », complète Rabby Jones. « La musique était diluée, même s’il y avait plein d’artistes ». Un mystère subsiste pourtant : comment expliquer cette alchimie si puissante entre la ville et le rap ? Qu’est-ce qui rend Kumasi si amoureuse du hip-hop ? Sur internet, on peut lire que cette relation date des années 1980, quand des hommes ashanti ont migré vers l’Occident et sont revenus à Kumasi avec de nouvelles influences, notamment afro-américaines. Philip précise : « Je pense que cette hypothèse est celle du Boga Highlife. Un Boga, c’est un Ghanéen qui est allé vivre à l’étranger et qui est revenu. Dans les années 80, beaucoup d’artistes sont revenus des US ou de l’Europe et ont commencé à intégrer des éléments occidentaux dans leur highlife. Mais c’est intéressant de voir que Reggie Rockstone, par exemple, est lui-même un Boga : il a vécu à Londres et à New York avant de revenir au Ghana ». La drill ghanéenne, fille illégitime du Boga Highlife… ? Mes autres interlocuteurs offrent tous une explication différente : l’or. Cette denrée précieuse occupe en effet une place centrale dans l’esthétique des rappeurs américains, qui s’affichent depuis des décennies avec des bijoux des plus ostentatoires, gages de leur réussite. Cette esthétique aurait trouvé une résonance particulière à Kumasi, siège de la culture ashanti, où l’or occupe une place tout aussi importante. « Nos rois portent des chaînes en or 24 carats », me dit simplement Rabby. Sans oublier de mentionner leurs bagues en or, bracelets en or, et trône en or. Les jeunes de Kumasi ont depuis longtemps fait le lien entre les bijoux des clips de rappeurs américains et leurs rois. Et selon eus, pour cette raison-là, La ville était un terreau fertile à la naissance d’un mouvement rap.

Lil Fyve
Le son du Ghetto

Kumasi a donc épousé le rap, et la drill a épousé Kumasi. Le sous-genre, froid et agressif, a trouvé chaussure à son pied dans un pays pourtant réputé pour sa chaleur, sa culture de la l’hospitalité et sa sécurité. Une réputation qui occulte cependant les 25 % de la population qui vivent sous le seuil de pauvreté, dans la frustration et la colère. Pour Lil Fyve, rappeur estampillé kumerican, la drill a été le meilleur moyen de décrire la dure réalité de la rue, qu’elle soit américaine, londonienne ou ghanéenne. « J’ai commencé à faire de la drill en 2014, comme à Chicago », me dit-il au bout du téléphone. « Quand la mode du hip-hop est passée à la trap, c’était plus orienté vers les mélodies, le marmonnement… Tu ne pouvais pas dire ce qu’il y avait dans ton cœur. » De fait, bien qu’elle traite des mêmes réalités, la drill est plus épurée que la trap. Un espace sonore en plus, qui permet d’être plus percutant dans les propos. « Moi, je rappe sur ma vie, et j’en ai bavé », poursuit le rappeur. « Je rappe sur ma souffrance, mes trahisons, sur ce qui se passe dans la rue. La drill te permet ça, ça te donne le temps de parler de tes sentiments, même si tu es un rappeur hardcore. Et j’essaie aussi de motiver les gens de la rue à ne jamais abandonner. » En plus d’être un vecteur d’expression, la drill a aussi servi d’échappatoire pour beaucoup de Kumericans, alors qu’ils s’apprêtaient à rejoindre les rangs croissants des jeunes désœuvrés. « Personnellement, avant la musique, j’étais profondément dans le scamming (arnaques virtuelles) », m’avoue Rabby Jones au bout du fil. « Tous les artistes avec moi sont des garçons ramassés dans la rue, certains faisaient des cambriolages. » Violente, sombre, agressive, macabre, certes. Mais l’arrivée de la drill a été bénéfique pour beaucoup, et la popularité qu’elle rencontre est logique. « Chicago est devenue Chiraq (en raison des statistiques d’homicides de la ville aussi élevées qu’en Irak), et Kumasi est devenue Kumerica », sourit Rabby. Unies par la musique, les deux villes le sont aussi par le crime. « Il y a des membres des Bloods (puissant gang américain) de Washington D.C. ici », ajoute le manager. Connectés aux Bloods des États-Unis ? « Oui, d’une manière ou d’une autre ».

Kwame Kantinka
Kumasi chic

Mais que serait Kumerica sans ses fans et supporters ? Porté par des milliers de jeunes de Kumasi (et d’ailleurs), c’est aussi grâce à eux que le terme a inondé la toile et la sphère publique. Riche ou pauvre, habitant à Kumasi ou non, cette jeunesse a fait passer Kumerica d’une contre-culture à une étiquette bien plus large. Aujourd’hui, pour être un Kumerican 2.0, de nouveaux critères ont remplacé l’appartenance aux ghettos de la ville. Premièrement, sur les réseaux sociaux, remplacer sa localisation par « Kumerica ». Deuxièmement, si possible, parler le Saka. Troisièmement, un must, porter la marchandise Kumerica : le choix est large entre les pulls, casquettes, t-shirts et autres accessoires. Je prends contact avec Kwame Kantinka, qui n’est pas un rappeur, mais qui m’explique être le « représentant de Kumerica à Accra ». Très enthousiaste, il m’apprend qu’à travers les réseaux sociaux, les supporters du mouvement se sont organisés en branches. Les actions de chaque groupe sont extrêmement diverses. « Ces temps-ci, on vend énormément de t-shirts », me dit-il, très excité. « Et c’est un art collectif : on design et on imprime tout à Kumasi. Quand tu portes le t-shirt, on t’interpelle dans la rue, les gens de Kumasi te reconnaissent… Tu te regardes dans le miroir et tu te dis que tu es un homme ashanti, tout est possible ! » Les jeunes du royaume semblent se réjouir de cette nouvelle étiquette, stylée et tendance. Pour une fois, Kumasi n’est plus la numéro 2, et ses habitants ne vivent plus dans l’ombre d’une capitale où l’industrie est déjà bien implantée. Mais attention : « que ce soit très clair », m’avertit Kwame, « Kumerica n’appartient pas aux personnes ashanti. Cela appartient à tous les Ghanéens qui aiment la culture de Kumasi ». Pas d’ethnicisme, ça non. Au contraire, les jeunes Kumericans font tout pour se distinguer d’une image qui pourrait être affiliée à des identitaires ou à des gangs. Kwame me raconte que le mois dernier, la branche accréenne de Kumerica a réalisé une campagne de nettoyage de certains quartiers de la capitale.

Difficile de susciter autant d’engouement sans s’attirer des détracteurs. Et difficile de garder son authenticité en étant à la mode. « Certaines personnes vont nous dire qu’ils sont Kumericans parce qu’ils sont nés à Kumasi, ils y sont allés à l’église, ils y ont fait ceci… », me dit Lil Fyve. « Ok, on accepte. Mais c’est juste pour la mode. Beaucoup d’entre eux n’ont aucune crédibilité, la rue ne les connaît pas. Ils vivent à Accra, où ils ont des avantages par rapport à nous. On finira par savoir qui vient vraiment de la rue ou pas. » Et quand il n’est pas récupéré juste pour faire partie du groupe, le mouvement est lourdement critiqué. Entre l’attitude gangster que les rappeurs dégagent et le mouvement social qui en résulte, Kumerica fait peur. Quand certains fans extrêmes ont commencé à imprimer des faux passeports « Republic of Kumerica », les accusations de sectarisme et de séparatisme ont fusé dans tout le pays. « Aucun Ashanti n’a parlé d’avoir notre propre indépendance. Les passeports, c’était juste une blague ! », s’exclame Kwame Kantinka. Autre plan sur lequel les Kumericans sont attaqués : la musique, qu’ils sont accusés de calquer intégralement sur les rappeurs anglais et américains. « Mais l’Asakaa est différent, on y ajoute de la saveur », répond Lil Fyve. « On participe à la promotion du hip-hop global, c’est pour tout le monde. (…) Et tout ce qu’on raconte dans notre musique se passe réellement », ajoute Rabby. Si cette réalité ne risque pas de s’arrêter d’un instant à l’autre, certains peuvent pourtant se demander si la nouvelle attention autour de Kumerica n’est pas que passagère. La contre-culture survivra peut-être, mais comment faire durer l’engouement médiatique et social ? Pour Lil Fyve, méthodique, le changement viendra par des projets concrets : « Avec mon équipe, on compte organiser un festival de rue annuel pour promouvoir la culture. Avec le temps, la mode s’arrêtera peut-être sur les réseaux sociaux, mais chaque année on reparlera de Kumerica. On a des mesures en place. » Pour Rabby, question de mentalité. « On a été underground pour plus de 10 ans », conclut-il, serein. « On est prêts ».

Source www.pan-african-music.com

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