Après plus de vingt ans de démêlés juridiques, les trois premiers disques de MC Solaar sont enfin ressortis. Qui sème le vent récolte le tempo, Prose combat et Paradisiaque demeurent des classiques de la culture du rap made in France, et c’est à travers le natif de Dakar – Claude M’Barali pour l’état-civil – que ce style, jusqu’alors confiné aux seuls amateurs, s’est imposé sur les ondes. L’occasion toute trouvée de refaire la préhistoire du jeune homme d’origine tchadienne grandi entre Maisons-Alfort et Villeneuve-Saint-Georges.
Comment découvres-tu le rap ?
Sugarhill Gang était passé sur une émission française, mais la vraie immersion c’est sur Radio 7, Sidney At The Control, l’émission où il y avait du jazz rock, et puis du rap. Nos aînés qui allaient en boîte l’écoutaient pour le jazz-rock et fusion, et à la fin il y avait de plus en plus de hip-hop, du rap en français qui ressemblait à du rap américain. La plupart des gens qui allaient danser le jazz rock et écouter du jazz fusion était des Antillais qui habitaient dans une cité à côté de chez moi, et donc c’était notre mode de vie : écouter du jazz fusion et mettre des phrases. À ce moment-là, on est encore dans le pré-rap, ce sont juste des mots, des dédicaces. Quelques années plus tard, le rap commence à émerger, notamment à travers les sound-systems où des rastas en basket qui voyagent souvent à Londres font du rap : Vitry, Péniche Rubis, le Kwame N’Kruma sound-system, Lord Zeljko… C’était avant les productions de Pablo Master, c’est l’époque des squats et de Radio Aligre.
Tu as 15, 16 ans…
Il y a alors un brassage de plein de choses : la culture du raggamuffin, qui a beaucoup à voir avec celle du rap des débuts, la sortie du rock alternatif, les graffs de Mode 2… C’est là qu’on rencontre des rappeurs. En fait, nos voyages, c’était d’aller voir où il y a des graffs : Opéra, Stalingrad, Évry… Nos pèlerinages, c’était d’aller dans les soirées pré- Rapattitude : en banlieue sud d’où je venais, mais aussi à Sarcelles, Roissy-en-Brie, et puis à Paris, au Globo, à Bobino…
À la fin des années 1980, tu viens de passer chez Dee Nasty sur Radio Nova…
Oui, et dans plein d’autres radios. On allait partout, je me souviens même avoir discuté avec des productions de rock alternatif, qui voulaient se mettre au rap. Néanmoins, quand Bouge de là sort, c’est surtout à travers l’émission RapLine : sans avoir de disque, on avait déjà réalisé un clip. En gros ça faisait déjà quelque temps que je traînais quelques chansons, dont Quartier Nord et Qui sème le vent récolte le tempo, sans savoir si j’allais faire un disque. C’était souvent des freestyles.
Tu as aussi commencé par le tag, comme JoeyStarr d’ailleurs…
Oui, mais en même temps vu que je n’étais pas bon, je me suis mis directement dans le rap. Dans le hip-hop, l’aspect pictural était alors très important : Solo, Boxer, Sign, Jay One, Hawk, Spirit… Voyager dans Paris, prendre le métro et puis marcher, on suivait les tags et les graffs, et de là on rencontrait d’autres gars dans le mouvement. En vérité, j’ai vécu dans tous les coins, j’ai marché avec des gars de Villejuif comme d’Évry, parce que j’étais dans le plus petit dénominateur commun. À chaque sortie j’étais là, j’y étais même quand ils n’y étaient pas. J’étais tout simplement passionné. Je commençais à rapper, mais ce qui me motivait, c’était l’émulation, croiser des gars habillés comme nous.
À cette époque, Stomy Bugsy comme toi êtes au Globo…
Oui, il y a des photos qui racontent ça. Le jour où j’ai pris le micro au Globo, je suis allé faire mon petit freestyle, comme tout le monde. On se croisait tous, notamment dans le métro où on restait longtemps. Chaque fois qu’il y avait une soirée, tout le monde en était. Je me souviens d’un grand rassemblement à Sarcelles, où convergeaient tous les fans.
Il existait un antagonisme banlieue nord et banlieue sud, ou est-ce un mytho ?
Dans le Sud, il y avait le Mouvement Authentique, avec les Little (MC), EJM, Doudou, Destinée, New Generation MC. À Sarcelles, il y avait surtout le message d’émancipation hérité des droits civiques américains. Globalement, il n’y avait aucune animosité, au contraire … et, quand il y avait un problème, ça faisait partie du jeu de l’époque. Ce n’était pas la guerre.
Au même moment, va sortir NTM. On a souvent glosé sur l’opposition de style entre eux et toi…
Quand une cassette commençait à tourner, cela circulait vite. Dans la banlieue sud, on avait tous celle de NTM, et on kiffait. C’est aussi simple. Cette opposition, je crois que c’était une création, suite à la parution d’un fanzine qui avait titré : qui sème le vent récolte la merde. En fait, on ne venait pas de la même banlieue, ce n’était pas les mêmes expériences, mais il n’y avait aucune rivalité, juste plusieurs écoles. Les pro-Blacks, la révolte spontanée, l’urgence, le regard sur la société un peu distant, les stylistes, la lutte contre l’injustice avec un certain esthétisme. Tous ceux-là témoignaient du travail accompli par des jeunes. On ne pouvait que dire bravo à chacun.
Quand tu sors ton disque, alors que deux ans auparavant il n’y avait rien sur le marché officiel, es-tu surpris par le succès ?
C’étaient déjà des tubes, grâce à Radio Nova et quelques autres. Quand les disques sortent, les gens disent « enfin ». Supa John, Rapsonic, NTM, le Ministère A.M.E.R, Assassin, on savait qu’on existait, comme on connaissait des rappeurs à Lyon, en Guadeloupe, en Guyane. Ce n’était pas une surprise. Pour le grand public, sans doute. Les premiers disques qui sont sortis, ça a fait l’effet d’une cocotte-minute : c’était moi, EJM, IAM, NTM, mais je crois que cela aurait pu être d’autres : cette culture existait vraiment et il était temps qu’on l’entende.
Je suis allé régulièrement chez Lapassade, comme j’étais étudiant. J’y ai revu certains, comme Mode 2. Dans les journaux sérieux, on nous disait que le rap ne s’apprenait pas à l’école. Bien entendu, sauf que les gens ne venaient pas là pour prendre des cours de rap. C’était plutôt de l’ethnologie participative, avec des interactions. Moi j’y allais en auditeur libre, je n’étais pas inscrit chez Lapassade, mais ça me permettait d’avoir une structure en ethnologie, mais aussi de rencontrer des groupes de rap que je connaissais du métro ou d’ailleurs.
Tu es l’un des rares qui va vite réussir à établir le pont avec les États-Unis, avec Gangstarr…
Il y a eu Lucien aux États-Unis, lorsqu’il trainait avec KRS-One, Monie Love, Queen Latifah, Jungle Brothers. Nous, c’est un coup du hasard : on a croisé Premier, il nous a rappelés, il a fait remix, et après on a enregistré avec Guru.
Malgré tout, ton style, qui groovait, a touché les fans américains…
On avait choisi de ne pas faire le classique « boom boom kak boom boom kak ». On s’était plutôt mis sur des choses proches du jazz, et cela correspondait aux goûts d’un courant, qui n’était pas majoritaire : la Native Tongues, A Tribe Called Quest, Digable Planets, etc. Notre choix cadrait avec un courant du hip-hop américain, sans parler du fait qu’est arrivé aussi l’acid-jazz anglais. Mais en même temps, je suis allé écouter Public Enemy et cela s’entend dans mon titre Quartier Nord, j’ai aimé Run DMC, je connaissais par cœur KRS-One, et bien sûr que j’ai adhéré à Eric B. & Rakim. Je crois que si tu écoutes bien, il en reste quelque chose dans mes titres. Pour pouvoir naviguer dans tous ces styles, il faut en revanche ne pas avoir un personnage trop marqué.
Trente ans plus tard, le rap fait désormais partie de la culture « classique ». Il est aujourd’hui célébré à la Cité de la musique, certains qui l’ont fabriqué ont plus de soixante ans. L’état des lieux que dressait cette jeunesse, majoritairement issue de banlieues ou des quartiers populaires de Paris, semble le même. Est-ce désespérant ?
Aujourd’hui, les jeunes qui font du rap n’ont pas les mêmes combats : ils ont connu plus d’ouverture, plus d’intégration malgré tout. Le rap est plus récréatif, comme si c’était un jeu, même si certains ont encore la foi. Il y a moins d’enjeux là où avant celui qui prenait le micro parlait de son vécu. C’est aussi un métier, et on n’est pas obligé d’avoir un point de vue sur la société. C’est normal, cette musique est devenue l’un des courants principaux, et les gens ne sont pas obligés de révéler quelque chose. Je me souviens des premiers textes de ragga et de rap, il y avait toujours un fonds, quelque chose à dire sur la société : Frederik De Klerk et l’Apartheid, la situation en Jamaïque, le racisme alors qu’on sortait tout juste de la marche des beurs, les difficultés des banlieues… Aujourd’hui, ça me semble moins dans la peau des jeunes.
Je rentre tout juste de Dakar, où tu es né. Tu y retournes ?
Oui, comme au Maroc ou en Côte d’Ivoire récemment. Je vois qu’il y a beaucoup d’activistes, qui tentent par le rap et plus globalement la musique de résoudre les problématiques de la société, et je pense que cela tient au travail de Positive Black Soul. Les rapports Nord-Sud, les visions d’Attac, ils ont essaimé. Quand tu as un texte comme Présidents d’Afrique de PBS, que tu l’écoutes à douze ans, ça peut avoir un impact. Quelques années plus tard, chacun a pu s’informer, se renseigner, adopter tel ou tel point de vue en fonction du vécu. Le rap, c’est aussi ça : une histoire de transmission. Ça permet d’éduquer les gens, après chacun fait son chemin, en dosant ce qu’il a à dire. Il y avait une vraie vocation, avant que cela ne devienne mainstream, juste qu’une musique. C’est pour ça que je sépare l’esprit hip-hop du rap : ce n’est pas la même chose.