À la veille de sa participation au OGOW, le fondateur de Yoruba Records et musicien prolifique, Osunlade, s’entretient avec PAM à propos de sa musique influencée par le culte d’Ifá, ses liens avec l’Afrique et sa vie derrière les platines.
Avec près de quarante années de carrière au compteur, Osunlade n’est ni plus ni moins qu’une légende de la scène house des États-Unis. Originaire de Saint-Louis, dans l’État du Missouri, le musicien est précoce : dès l’adolescence, il devient multi-instrumentiste autodidacte du piano, mais aussi de la batterie, basse et guitare. Sa carrière professionnelle devient une affaire sérieuse à la fin des années 1980, lorsqu’il décide de s’installer à Los Angeles pour y produire les artistes locaux. Bien que sa décennie passée sur la West Coast soit couronnée de nombreux succès commerciaux, le producteur ne supporte plus les pratiques toxiques de l’industrie musicale. Et pour éviter de perdre sa passion pour la musique, Osunlade quitte le milieu et prend un congé sabbatique de deux ans. C’est alors le début d’un voyage spirituel qui le guidera vers Ifá, une religion ancestrale issue de la culture yoruba originaire du Nigéria actuel, et largement pratiquée en Afrique de l’Ouest ainsi que par les diasporas africaines du continent américain. Cette étape initiatique convaincra le Missourien d’emménager à New York où il réalisera le rêve de fonder son propre label, Yoruba Records, une « maison » de disques pensée pour héberger sa musique et celle de nouveaux talents, tout en sonorité à son image : sereine, organique et vulnérable. Avec vingt albums et d’innombrables singles sous son nom – et des collaborations notables avec Salif Keita ou Cesária Évora – il est un des artistes les plus prolifiques du milieu. Quand il n’est pas aux manettes de la production, il endosse le rôle de DJ, et son nom est acclamé par les salles et clubs les plus prestigieux de la planète. On pourrait penser qu’il a déjà tout vu et tout fait, et pourtant sa musique sonne aussi neuve et passionnée qu’au premier jour.
Quelques jours avant sa performance en tête d’affiche du Offering Gotsoul Online Weekender, PAM a eu l’honneur de rencontrer l’homme – confortablement vêtu d’un élégant peignoir, se promenant dans un parc en compagnie de son chien.
Difficile de classer ta musique dans un genre en particulier, et pourtant on te considère comme le père fondateur de de la « afro house ». Est-ce que tu en acceptes la parenté ?
Absolument. Et j’adore ce que c’est devenu aujourd’hui, toutes ces choses incroyables que font ces kids ! Ça me plaît de voir cette créativité et d’écouter ces nouveaux sons, d’autant plus que je n’arrête de me dire que je n’aurais jamais été capable de faire ça. C’est pourquoi je reconnais volontiers cet héritage, de la même façon que je reconnais l’influence de mes ancêtres. Des gens comme Ron Trent, Joe Claussell, Louie Vega… tous ceux que j’admirais à mes débuts. Je crois qu’on fait tous partie du même continuum. Cela dit, je ne me sens aucunement responsable de cet héritage. Ma responsabilité créative se limite aux efforts que je fais pour garder ma musique intègre. Le plus important, c’est que je continue à creuser mon chemin, en espérant que cela encourage les autres à explorer des territoires inconnus.
On sait que tu es profondément lié à l’Afrique, à plusieurs niveaux, et notamment spirituel. Plus précisément, quel rôle tient la culture africaine dans ton aventure artistique ?
Le rythme avant tout. Dans ma musique, il s’est toujours agi d’incorporer les rythmes africains. Et même si mon son s’ancre dans la culture soul, on trouve des influences africaines partout. L’idée initiale du label, c’était de faire connaître la langue yoruba et les chants de cérémonie, et de partager cette dimension folklorique auprès des diasporas africaines. C’est devenu pour moi une évidence après mon passage à New York où j’ai pu voir toutes les influences afro-cubaines et afro-brésiliennes, et leur impact sur la scène musicale. La musique house, pour moi, c’est le beat. Et qui dit « beat », dit « tambour ». Et qui dit « tambour », dit « Afrique » ! Ça a toujours été l’élément principal dans mes productions. Et puis j’adore jouer sur le continent ; je suis allé très souvent en Afrique du Sud, et j’ai fini par me rendre au Kenya l’an dernier. Là bas, tout devient évident. C’est inné, et tu le sais. J’y suis comme chez moi. C’est un peu difficile à décrire, parce que c’est dans notre sang. Le Kenya m’a complètement retourné : j’y ai senti la diversité de la population, la beauté en général, mais aussi et plus simplement, la nature. On sait que beaucoup d’endroits se ressemblent sur la planète, mais rien ne ressemble à l’Afrique. Il y a là-bas un esprit unique.
La culture yoruba et la religion ifá sont très présentes dans la house, que ce soit à travers les chansons, les labels et les événements. Comment peux-tu expliquer ce lien ?
Je pense qu’une bonne partie des personnes qui produisent de la house sont pratiquants du ifá ou y sont liés d’une façon ou d’une autre – un prêtre les y aura initiés, par exemple. C’est ça, la beauté de la nature. Les orishas [le nom générique des divinités ifá ; NdA] ne sont rien d’autre que la nature. Le simple fait d’être en contact avec un ou une pratiquant·e va changer ta vie : il y a une telle beauté dans cette expérience, dans la vénération de la nature et des choses qui rendent possible notre vie sur Terre. D’ailleurs je pense qu’à travers la musique, c’est une prière que les gens récitent. Et puis c’est désormais à la mode, ce qui est une bonne chose puisque ça touche plus de gens, même s’ils ne comprennent pas forcément ce qu’ils chantent [rires]. Si je joue une chanson yemaya, dont les gens ne comprennent pas le sens, ils se souviendront quand même du titre et quand ils le prononceront, ils prieront pour l’Océan, sans même le savoir… Donc je crois que tous ces petits éléments épars finissent par se rejoindre et nous unir musicalement et spirituellement. J’aime aussi beaucoup la nouvelle house africaine, chantée dans les différents dialectes du continent. De la même façon, les influences brésiliennes et afro-latines de la house ressurgissent, vingt ans plus tard. Tout fait partie du même mouvement d’évolution, j’en suis convaincu.
Les références à la nature sont omniprésentes quand tu parles de musique : sortir un album, c’est comme « cueillir les fruits », et commencer un nouveau projet, c’est« planter des graines ». La nature semble jouer un rôle important dans ta vie et dans ton processus créatif.
Yeah man, carrément ! [Rires] Ce sont mes petits bébés ! Plus sérieusement, la nature est partout. Partout ! Ce que les gens ne comprennent pas à propos du yoruba, c’est qu’on révère la nature, essentiellement. C’est la nature qui est Dieu. C’est tout ce qui rend notre vie possible qui est Dieu. Quand tu commences à tisser ce lien, tu apprends que telle plante peut te soigner, par exemple, ou bien que tu peux te rendre près de la rivière ou de l’océan, y prendre un fruit, faire une offrande et une prière à la nature. Ou encore apprécier la beauté de ta rencontre avec un papillon qui vient se poser sur ta main. Qu’est-ce que cela signifie ? Qui possède ce savoir ? Qui s’en soucie ? Pourtant, ma connexion avec cette simple existence vivante me fait apprécier toutes les choses dans une optique toujours plus étendue. Et je comprends alors que ce monde – le mouvement numérique, technologique et rapide qu’on vit en ce moment – n’est pas la chose la plus importante. Ceci n’est pas mon monde. Je vis dans ce monde, j’y existe, mais mon esprit et mon corps sont à chaque instant conscients de ce qui nourrit ma vie : la nature. Je vais te dire quelque chose : quand le Covid a débarqué, je suis parti de chez moi et je suis allé vivre à Portland, car je me suis dit, « si on nous confine pour longtemps, il faut que je sois dans la nature, juste moi et mon chien dans un petit coin de verdure. » Pour moi, il s’agit de survivre. Et puis, je suis un Burner radical [les personnes qui s’identifient à la culture du festival Burning Man ; NDA], j’y vais depuis douze ans, et ce genre d’expérience te fait réaliser à quel point il est difficile de survivre. On a tendance à croire que tout nous est dû. On possède tellement de choses et on continue d’abuser alors qu’on devrait se demander, « si les choses se compliquent, est-ce que je peux survivre ? Est-ce que je sais quelles plantes sont comestibles ? Est-ce que je suis vraiment en harmonie avec la nature ? » Alors dans ma vie, forcément, tout est équilibré de la façon la plus organique possible. Si je sens que quelque chose coince, je n’insiste pas.
Que penses-tu de la contradiction entre l’industrie de la musique et la nature – les nombreux voyages en avion, la gestion des déchets et la consommation d’énergie dans les festivals, entre autres ? Quelles solutions peuvent être envisagées ?
Cette contradiction ou déconnexion aura lieu tant que la musique sera vue comme un business. Il existe une nette séparation entre d’un côté les artistes – qui font de la musique pour la musique, pour exprimer leur vulnérabilité et partager leurs émotions – et de l’autre les personnes qui veulent devenir riches et célèbres. Personnellement, je n’ai ni envie ni besoin d’être une célébrité et d’avoir le plus gros ceci ou cela. Les défis et le combat quotidien pour se lever du lit et se mettre au boulot, ça me va très bien. J’aime ça. Quant à la nature, je suis convaincu qu’on peut mettre en place beaucoup de choses. La première chose à laquelle je pense, c’est d’encourager les gens à passer du temps dans la nature pour l’écouter. Les oiseaux, l’eau, c’est la première des musiques… Grimpez dans les montagnes, posez-vous près d’une rivière et écoutez en silence. C’est la meilleure chose que vous puissiez faire. Ça me rappelle ce documentaire auquel j’ai participé – Big Giant Wave – qui parle de notre connexion à la planète à travers la musique.
Fela a dit : « la musique est l’arme [du futur]. » On imagine que tu es d’accord avec cette affirmation, vu tes prises de position publiques ; mais crois-tu que les artistes sont suffisamment actifs pour encourager le changement au niveau de la société ?
Non. Bien que certains artistes soient actifs, la plupart d’entre eux sont trop tournés vers eux-mêmes, enfermés dans leur petit monde, et à peine conscients de la responsabilité qui incombe à l’art. D’autant plus aujourd’hui, alors que tout le monde est si sensible, personne n’ose prendre la parole, prendre des risques et s’embarquer dans une vraie conversation sur le changement de paradigme. Heureusement, quelques-uns ne reculent pas devant une nécessaire prise de position. Par exemple, j’ai récemment acheté l’album ZIK ZAK du collectif panafricain Ancient Astronauts, un disque magnifique et complètement politique. Leurs chansons abordent la « distanciation sociale » et les conditions de vie actuelles, d’une façon que trouve très réussie.
Tu as dit que tu « te lasses rapidement de la musique ». C’est assez surprenant, venant d’un DJ, producteur et patron de label. Tu peux nous expliquer ce commentaire ?
[Rires] Oui, bien entendu. Déjà, j’écoute énormément de musique. Et puis je fais un Twitch quatre fois par semaine et je n’ai jamais joué la même chanson plus de trois fois en tout, littéralement. Alors la musique, c’est toute ma vie, et je ne vis que pour le moment, comme personne d’autre. Je n’en ai rien à faire du passé, je n’ai aucune préoccupation pour le futur, et seul compte l’instant présent. La spontanéité est mon maître-mot.
C’est généralement avec des instruments analogiques et des voix que tu commences tes productions. Or, tu as complètement pris le contrepied de cette démarche l’an dernier pour MOSS, un album entièrement produit sur iPad. Comment considères-tu le lien entre musique et technologie ?
Je suis proprement ébahi par ce que les gens peuvent faire avec la musique aujourd’hui. Comme je te l’ai dit, j’achète énormément de musique et je à chaque fois, je me dis, « Putain, comment ils ont fait ça ? » Et c’est justement ce qui m’intéresse : si je ne sais pas le faire, alors j’adore [rires]. Quand j’écoute un morceau, j’essaie de savoir comment il a été produit, pour apprendre une technique et la réutiliser, ou bien juste pour comprendre. Ce que j’entends, ce sont ces nouvelles façons de mixer et de procéder. C’est stupéfiant, et j’adore ça. Alors quand je rentre en studio, je ne veux surtout pas écouter ce que j’ai déjà fait, car ce serait tricher. Je me dis plutôt, « surprends-moi », car si ça ne m’excite pas, alors je ne vois pas pourquoi ça en exciterait d’autres.
Tu as vécu dans beaucoup d’endroits différents : tu as grandi à Saint-Louis, déménagé pour Los Angeles, puis tu es passé par New York, Atlanta, Porto Rico, et enfin Santorini et Berlin… Qu’est-ce qui t’a poussé à bouger autant ?
La musique a toujours été un paramètre essentiel, mais je pense que pour Santorini [en Grèce ; NDA], il s’agissait plutôt de trouver la paix. Quant à Berlin, c’était stratégique d’être au centre de l’Europe, car plus facile pour les déplacements d’une performance à une autre. Concernant mon séjour à Porto Rico, la musique en était clairement le moteur créatif, ainsi que pour New York, où j’ai tout fait pour percer dans le milieu avec mon nouveau label. L’Afrique est clairement une possibilité dans un futur proche. J’étais d’ailleurs censé être au Kenya en ce moment même pour une résidence avec le festival Beneath the Baobabs à Kilifi. Et il y a aussi ce projet dans la forêt tropicale ougandaise dans lequel je suis impliqué. Mais tout cela ne peut avoir lieu à cause des restrictions de vols internationaux, et j’ai hâte d’y retourner.
Tu es sur le point de rejoindre Boddhi Satva, Jojo Flores, Jellybean Benitez et bien d’autres artistes à l’affiche du Offering Got Soul Weekender. Qu’est-ce que ce festival représente pour toi ?
C’est très important pour moi d’y participer, car c’est ma famille. J’ai vu tous ces gens grandir en même temps que moi, et on est ensemble dans la musique depuis des années. Je dois connaître Jojo depuis plus de quinze ans, et douze ans pour Boddhi. Alors je suis très heureux que le festival soit organisé en ligne. Le développement du streaming est devenu crucial, car l’année a été très dure pour les musiciens. J’ai tellement hâte d’y être. Allez !