Qui a ouvert la voie à l’industrie du rap ? Et qui a offert au rap une conscience politique ? Une femme au flair exceptionnel, objet d’une première biographie en France parue ces jours-ci. L’auteur Real Muzul revient pour nous sur les révolutions de l’Américaine Sylvia Robinson.
Surnommée « la marraine du hip-hop« , Sylvia Robinson est connue pour avoir sorti, en 1979, le tout premier disque de rap de l’histoire, Rapper’s Delight, une tornade au succès mondial signée Sugarhill Gang, un groupe qu’elle avait monté artificiellement en toute hâte. Hormis ce haut fait d’armes, que sait-on d’elle ? Dans un ouvrage qui vient de paraître aux éditions Le Mot et le reste, Sylvia Robinson, Godmother of Hip-Hop, l’auteur et journaliste Real Muzul revient sur la trajectoire de cette Afro-Américaine aux mille talents, disparue en 2011.
Artiste précoce, chanteuse, musicienne, mais aussi productrice, manageuse, patronne de label et redoutable femme d’affaires, la New-yorkaise Sylvia Robinson était une visionnaire qui a ouvert la voie à la commercialisation du rap. Comme le montre Real Muzul dans cette biographie pour laquelle il a épluché la presse d’époque et interrogé musiciens et piliers de studios, on ne lui doit pas que le premier disque de rap.
On peut également créditer Sylvia Robinson pour avoir sorti le premier maxi d’un DJ de hip-hop sur lequel on entend mixer et scratcher, d’avoir publié le premier disque d’un groupe de rap féminin et d’avoir senti la première le potentiel politique du rap en poussant Grandmaster Flash & The Furious Five à enregistrer The Message, allumant la mèche du rap « conscient ». Enfin, en montant le premier label de hip-hop, Sugar Hill Records, elle a posé la première pierre de la fructueuse industrie du rap que l’on connaît aujourd’hui. Cela fait beaucoup de révolutions pour une seule femme, sur lesquelles revient Real Muzul dans cet entretien.
Franceinfo Culture. Comment en êtes-vous venu à écrire un livre sur Sylvia Robinson ?
Real Muzul : En m’intéressant à elle, j’ai réalisé qu’elle avait accompli beaucoup de choses et qu’il y avait matière à raconter son histoire que je trouve fascinante. Parce qu’elle cumule Sylvia ! Elle est là depuis le début. C’est une femme. Elle est noire. Elle a eu une carrière très jeune, elle a eu des labels de soul, elle a été une des premières femmes à s’investir dans la production musicale, et surtout, c’est la première femme à faire du hip-hop un commerce avec Sugarhill Gang et à lancer l’industrie rap.
Quiconque s’intéresse au hip-hop a entendu parler de « la marraine du hip-hop ». Peu en revanche savent qu’elle a eu avant Sugar Hill Records une riche carrière artistique.
Elle est déjà chanteuse à 14 ans, elle connaît le succès dès ses 20 ans avec Love is Strange(Nouvelle fenêtre) (1956) en duo avec Mickey Baker, qui lui a appris à jouer de la guitare, sous le nom de Mickey & Sylvia. Elle écrit ensuite un titre pour Ike et Tina Turner, It’s Gonna Work Out Fine(Nouvelle fenêtre), qui sera leur premier numéro un et leur vaudra leur première nomination aux Grammys [en 1962]. Mais Sylvia Robinson n’est pas créditée. Elle se fait flouer de ses droits d’auteur, mais elle est maligne et elle va tirer les leçons de cet apprentissage à la dure.
En 1964, elle épouse Joseph Robinson, avec qui elle fonde All Platinum Records en 1968. Elle confirme alors ses talents de productrice et de business-woman.
Après avoir été flouée pour le tube de Ike & Tina, elle a très vite compris ce qu’étaient les droits d’édition, les droits d’auteur, comment gérer le business, et surtout comment le gérer de A à Z. Ça a été très tôt la conception du couple Robinson : avoir leur studio, leur équipe de production, leurs musiciens, et tout faire eux-mêmes.
Quelles étaient selon vous ses principales qualités ?
Je pense qu’elle avait un vrai sens de la composition et qu’elle maîtrisait tous les aspects de la production musicale. Mais elle avait surtout un flair remarquable. Sentir ce qui peut marcher, c’est la qualité des grands producteurs. Quand elle écrit et produit le disco Shame Shame Shame pour Shirley & Company, elle sent qu’il y a un truc à faire. Pareil quand elle propose à Al Green Pillow Talk et qu’il la refuse, elle sent qu’elle doit l’enregistrer elle-même et la chanson devient numéro un.
Son flair est indéniable puisque c’est après avoir entendu un rappeur en boîte nuit qu’elle a commis le péché originel du rap en commercialisant en 1979 un groupe monté de toutes pièces à la va-vite par ses soins, Sugarhill Gang, qui ne reflétait pas ce qui se faisait alors dans le milieu du rap naissant.
Sugarhill Gang a été le premier groupe de rap à sortir un disque, mais il est vrai qu’aux yeux des premiers rappeurs du Bronx, qui n’avaient jamais entendu parler d’eux, c’était de la guignolade, ça n’avait aucun sens. En même temps, beaucoup de gens sont entrés dans le rap grâce à leur morceau Rapper’s Delight. De la même façon, en France, Benny B a été pour beaucoup la porte d’entrée dans le rap. Il se trouve que l’énorme succès qu’a eu Sugarhill Gang a un peu tout écrasé. Alors évidemment, quand on a appris que c’était un groupe fabriqué, qui n’avait aucune légitimité, et dont les rimes n’étaient pas à eux, pas plus que la musique, ça a un peu oblitéré tout le reste.
De fait, Rapper’s Delight de Sugarhill Gang est une totale imposture puisque cette chanson est à la fois coupable de vol de texte et de vol de musique.
Quand elle fait le casting pour monter le groupe, Sylvia demande à son fils Joey Jr s’il ne connaît pas des rappeurs. Il l’emmène voir ce gars, Big Bank Hank, qui rappe devant son four à pizza. Lui est manager, enfin manager est un bien grand mot, de groupes du Bronx, dont un avec Casanova Fly [futur Grandmaster Caz dans les Coldcrush Brothers]. À l’époque, le rap est live, aucun disque de rap n’est encore sorti, mais des cassettes audio circulent. Et Big Bank Hank a l’habitude de rapper par-dessus. Il sait rapper, mais il ne sait pas du tout écrire. Comme il connaît par cœur les rimes de Casanova Fly, il va intégralement les recracher sur Rapper’s Delight, en signant même son forfait puisqu’il rappe en se présentant : « Check it out, I’m the C.A.S.AN, The O.V.A. and the rest is F.L.Y ». Les deux autres rappeurs recrutés par Sylvia, Wonder Mike et Master Gee, en revanche, sont de vrais rappeurs.
Côté musique, ce n’est pas plus glorieux…
Alors oui, elle a fait des entourloupes, mais je trouve que Sylvia Robinson n’est pas plus à blâmer que d’autres. Le business de la musique est dur, celui du rap est sans pitié, et elle a comme tout le monde une face sombre. Mais c’est une visionnaire. Elle ne fait pas que des coups. Elle est dans une dynamique de musique noire, elle est passée par la soul, le rythm and blues et le funk pour aboutir au hip-hop. À l’époque de Rapper’s Delight, on n’est pas encore dans le sampling, on est plutôt sur des breaks et des choses un peu disco. En l’occurrence, Sugarhill Gang rappe sur le morceau Good Times de Chic qui cartonne à ce moment-là. Il a suffi de faire rejouer le groove en boucle par le groupe maison du label Sugar Hill Records. Mais sans demander l’autorisation bien sûr…
Parce qu’il y a d’ailleurs, derrière la machine Sugar Hill Records, comme chez Motown, des musiciens maison, faiseurs de tubes.
En gros, c’est Doug Wimbish à la basse, Keith Leblanc à la batterie, Skip Macdonald à la guitare et Ed Fletcher alias Duke Bootee aux percussions et aux arrangements. C’est eux qui jouent sur tous les premiers morceaux de Sugarhill Gang et de tout ce qui sort sur Sugar Hill Record jusqu’à The Message, qui fait vraiment basculer dans autre chose.
Car Sylvia Robinson ne s’arrête pas à la tornade Sugarhill Gang. Elle sort ensuite un maxi qui fera date pour les DJ, The Adventures of Grandmaster Flash on The Wheels of Steel(Nouvelle fenêtre) (1981), première démonstration sur sillons d’un sorcier des platines, puis The Message (1982) de Grandmaster Flash and The Furious Five, le premier rap à teneur socio-politique.
Oui, mais avant cela, elle sort aussi le premier groupe de rap féminin, The Sequence, un trio dans lequel figurait la chanteuse Angie Stone [morte accidentellement début mars]. Sylvia Robinson avait compris leur potentiel dès qu’elle les avait entendus faire une impro au débotté, dans les coulisses d’un concert. Deux jours après, elle les invitait à enregistrer.
Venons-en à The Message dont l’histoire vaut d’être racontée…
Un soir, après une session d’enregistrement, Sylvia Robinson entend ses musiciens maison en train d’improviser des percussions sur d’énormes bonbonnes d’eau vides pendant que Duke lance quelques rimes. Elle trouve ça mortel et leur dit : « Il faut creuser ça. » Pendant tout le week-end, Doug Wimbish, Skip McDonald et Duke Bootee travaillent sur la maquette. Le résultat enthousiasme Sylvia, y compris les paroles à coloration sociale. Elle le propose à Sugarhill Gang, mais ils n’en veulent pas. Elle le propose à Grandmaster Flash & The Furious Five, mais ils n’en veulent pas non plus parce qu’ils le trouvent plombant. En fait, à l’époque, tout le monde est dans un mood festif, personne n’a envie d’entendre parler de problèmes.
Un peu plus tard, en 1982, Afrika Bambaataa sort [sur le label Tommy Boy] le retentissant Planet Rock(Nouvelle fenêtre), marqué par le puissant groove électro de la boîte à rythmes Roland TR-808, une révolution dans le rap. Grandmaster Flash et Melle Mel, qui ne veulent pas se faire dépasser, partent au combat et composent en réponse un morceau d’électro-funk, Scorpio. Sylvia, qui manie comme personne la diplomatie et le chantage, leur dit alors : « Si vous voulez enregistrer Scorpio, vous m’enregistrez d’abord The Message. » Parce qu’elle croit toujours dans ce morceau qui dort dans ses cartons depuis deux ans. C’est la preuve que Sylvia Robinson avait du flair ! Parce qu’au moment où elle subodore tout son potentiel, le hip-hop est encore une musique de fête et The Message va totalement à l’opposé. Sauf qu’à sa sortie, il tombe en plein dans les années Reagan et donc en phase avec ce qu’il se passe au plan politique et social. Le timing est parfait : le public est prêt pour le rap engagé.
« Sylvia Robinson, Godmother of Hip-Hop » de Real Muzul, 280 pages, 23 euros (Le Mot et le reste)
Source www.francetvinfo.fr