Le rappeur ivoirien a sorti le 27 mai un nouvel EP, baptisé Nostradamus (Def Jam Africa). Un pas de plus dans le game, un pas de plus dans la gamme. PAM l’avait rencontré au MASA 22, le temps d’un retour rapide sur son parcours. Interview.
L’homme qu’on appelle aussi « Piège d’agouti » s’apprête à publier un nouvel opus : un EP de neuf titres baptisé Nostradamus. Defty de son nom de scène, auteur, compositeur, beatmaker, arrangeur, est déjà bien connu de la scène hip-hop qu’il fréquente depuis la fin des années 2000 à l’université. Il sort en 2017 l’album Defrow puis le titre phare « Arafat Bayekoun » qui rend hommage à DJ Arafat, la star du coupé décalé disparue brutalement dans un accident de voiture en 2019, quelques jours après la sortie du clip. Début 2022, le talent d’auteur de Defty trouve un écho dans une classe de lycée qui intègre le texte « 70 vierges » à son programme. En mars dernier, calé dans la « Zone Street » du Marché des arts et du spectacle d’Abidjan (Masa), une scène dédiée aux cultures urbaines proposée par Nash, Didier Awadi, Noushka et Didier Toko, que Defty a répondu à nos questions.
La rappeuse Nash vous qualifie de «plus grand kickeur du moment à Abidjan ». Qu’est-ce qu’un bon kickeur ?
Mon rap est apprécié par les personnes qui aiment les lyrics pointus et le fond. C’était un honneur de jouer au Masa. C’est une institution. Nous avons vu les grands frères, les grandes sœurs comme Nash et Kajeem y participer. Ce sont ces pointures qui y ont créé la scène hip hop. C’est une aubaine pour le rap et ses talents.
Pouvez-vous revenir sur vos débuts dans le rap il y a une dizaine d’années?
J’ai commencé à rapper en 1997, pour transformer ma colère d’adolescent en texte. Puis en 2004, j’ai fait lettres modernes à la fac. J’ai découvert davantage les auteurs de littérature internationale, en français, et surtout les auteurs africains. Je me suis inspiré de tout ça pour trouver mon style en français et en nouchi. Par exemple, dans un de mes morceaux je dis: « Parfois prendre des décisions fermes peut dédja des portes ». « Dédja » veut dire « ouvrir ».
Vous créez votre premier groupe de rap à l’université, où vous apparaissez sous le surnom «Piège d’Agouti ». Qu’est-ce qu’il signifie ?
Notre groupe s’appelait le « Crac » pour « Club de rap et d’action culturelle ». C’est à cette époque que je décide de me faire appeler Piège d’Agouti. « Piège » parce que je sais que je ne ressemble pas vraiment à ce que je suis ; avec la crète on me prend pour un footballeur, sans les coupes de cheveux je passe pour un homme « normal ». Je suis un piège (rire). L’Agouti c’est un mets succulent d’ici, la viande de brousse. C’est pour dire que j’ai du goût. Avec le Crac, nous avons sillonné les cités universitaires pour des concerts. C’est là où j’ai rencontré Nash et Kajeem. Nous les invitions pour des ateliers d’écriture et des conférences. J’ai appris beaucoup d’eux dans leur posture, leur humilité et leur savoir-faire. Avec Crac, nous avons sorti un premier album en 2007.
Quel a été l’impact de la crise politique de 2010 sur votre trajectoire ?
Je quitte alors la fac et je me retrouve à Yopougon. C’est à ce moment-là que je commence à vraiment développer mon savoir-faire de beatmaker, de compositeur et d’arrangeur. Je propose mes services à d’autres artistes, Doxy, Rémy Adan et d’autres. Et puis je continue mon chemin sur mes productions avec des sons qui sortent en 2014. J’y parle de la société à ma manière, de panafricanisme, d’humanisme, je me demande ce qu’est le bonheur etc. Ma musique est un ensemble d’émotions. Je parle aussi beaucoup de « goumin » (chagrin d’amour, ndlr), de coeurs brisés, d’amour. Et puis de ma mère, qui m’a beaucoup inspiré, conseillé.
Où avez-vous grandi ?
Un peu partout en Côte d’Ivoire. Mon père était gendarme. Je suis né à Bouaké mais j’ai grandi dans plusieurs villes que je connais bien, dont Bondoukou, Korhogo, Man, Divo. Je suis à Abidjan depuis 1999, et suis désormais un enfant de Yopougon.
Quelles étaient vos influences musicales à la maison puis au moment de vos premiers écrits de rap à la fin des années 1990 ?
Je suis le petit dernier d’une famille de 9 enfants. Nous avons été bercés, avec les grandes sœurs, par beaucoup de chansons françaises comme celles de Vanessa Paradis et France Gall. Et puis le rap m’a intéressé. En Côte d’Ivoire nous avions deux rappeurs en pointe, Almighty et Stezo. C’était vraiment des modèles. J’écoute aussi, à l’époque, du rap américain et français avec IAM, NTM et bien sûr Booba. Mes influences, encore aujourd’hui, sont multiples. J’écoute beaucoup Alpha Blondy, Tiken Jah et l’afrobeat politisé de Fela Kuti. Récemment, j’ai découvert le rap vénézuelien. J’ai envie de connaître, de comprendre ce qui se fait ailleurs. A l’époque aussi, j’étais attiré par le rap grâce à ses codes vestimentaires à l’américaine. Maintenant, on a davantage envie de mettre en avant nos cultures, de se proposer au monde comme on est. Dans le quotidien, je peux m’exprimer en français, en nouchi, en baoulé ; pourquoi ne pas offrir ce brassage au monde ? C’est ce que j’ai décidé de faire. C’est la même idée quand je m’habille et aussi quand je fais venir un joueur de kora pour contribuer à un morceau où je développe l’idée que l’Afrique est un paradis. Nous devons être optimistes, c’est ce que je raconte, là où d’autres parlent sans cesse d’« afropessimisme ». Il faut se servir de nos ressources dans notre art. Comme disait Kajeem : « La musique c’est comme un caméléon qui prend la forme et les couleurs de là où il est ». Souvenons-nous que quand le rock débarque en Côte d’Ivoire, il va cartonner avec les artistes qui le déploient ici en langue bété.
En 2020, vous signez avec Def Jam Africa. Quelle étape est-ce dans votre parcours ?
C’est ma première signature en major, celle qui nous apporte un certain crédit, nous professionnalise et nous sort de l’underground. Le rap n’est pas forcément la musique la plus prisée aujourd’hui en Côte d’Ivoire, et si tu n’es pas soutenu c’est encore pire. Nous allons sortir un projet bientôt, et nous espérons pouvoir proposer notre musique à l’international. Ici, en Côte d’Ivoire, il n’y a pas de véritables places instituées dédiées au rap, il y avait le Bao Café, il y a aussi le Fun House à Yopougon… Mais ici on crée nos espaces pour faire de la musique. Aujourd’hui le vrai combat c’est d’être sur des scènes pour proposer notre musique et nos idées. La scène rap est bouillonnante. Les Kiff no Beat depuis longtemps sont devenus des modèles du rap ivoirien à l’international. Et depuis 3 à 4 ans il y a aussi d’autres rappeurs qui arrivent, ça bouge et c’est très intéressant.
Votre musique est entrée dans les écoles récemment avec un de vos textes étudiés dans une classe de 1ère.
Oui, le texte « 70 vierges » a été étudié dans un exercice de commentaire de texte d’une classe de lycée de Daloa.. C’est un morceau que j’ai écrit suite aux attentats à Grand Bassam. La colère que j’ai ressentie à ce moment-là, je l’ai manifestée dans un texte qui s’adresse aux institutions. Comment faire face à cette violence ? C’est un texte malgré tout poétique.
Vous vous apprêtez à sortir un EP de 8 titres intitulé «Nostradamus ». Pouvons-nous nous en parler ?
Je m’adresse notamment à la jeunesse. Une jeunesse délaissée qui cherche des modèles pour entrevoir son avenir. De vrais modèles inspirants et pas, comme je dis dans un texte : « eux qui sont censés être des modèles prennent des mesures sur des tissus de mensonges ». Il s’agit vraiment de guider la jeunesse vers un mieux-être. Mes modèles sont des artistes disparus comme Fela Kuti, ou encore présents comme Nash. Je pense aussi à Mohamed Ali, sa manière de parler cash, à Martin Luther King et à Tupac également.