D’abord avec le groupe Kiff No Beat, et maintenant en solo, le rappeur s’est imposé comme le parrain incontestable du rap ivoire. Il est revenu pour nous sur cinq de ses titres les plus emblématiques. Interview.
Didi B fait partie avec le Sénégalais Dopeboy DMG des deux premiers artistes à avoir signé sur 92i Africa, l’antenne africaine du label du rappeur français Booba créée en 2021. Cette signature l’amène à venir régulièrement travailler à Paris. L’occasion de le rencontrer et de jeter un coup d’œil dans le rétro avec lui sur sa riche carrière, entamée au début de la décennie 2010. De l’époque Kiff No Beat à nos jours, retour sur les morceaux qui ont marqué un tournant pour lui et le rap ivoire et discussions sur ses ambitions pour le futur.
1. Kiff No Beat – « Tu es dans pain » (2014)
Après quelques années d’existence, le groupe Kiff No Beat connaît son premier grand succès en 2014 avec le titre « Tu es dans pain », (« tu es dans le pétrin »). Le titre se distingue des précédents essais du groupe par l’usage du nouchi, l’argot ivoirien, dans le refrain. Un titre avec lequel les « parrains » du rap ivoire semblent trouver leur formule magique : des textes qui parlent à tous les Ivoiriens, et des instrus produites en collaboration avec le beatmaker Shado Chris, qui font écho aux dernières tendances du hip-hop américain (drill de Chicago à la Chief Keef, trap d’Atlanta à la Wacka Flocka Flame), mais avec – en plus – un côté rock.
Le rap ivoirien avec des paroles en nouchi, ça existait avant Kiff No Beat, notamment dans les années 2000 grâce au groupe Garba 50 et des titres comme « Mauvais garçons ». Qu’est-ce qui fait que vous rappiez en français au début de votre carrière ? Et qu’est-ce qui vous a motivé à rapper en nouchi à partir de « Tu es dans pain » ?
Didi B : Avant, on utilisait des termes de l’argot français à cause de la Sexion d’Assaut, de Booba, et de tous les rappeurs français qu’on écoutait. On s’identifiait à eux, et surtout on se disait que dans le rap ivoirien, il manquait des rappeurs qui peuvent rapper au même niveau que les Français. Mais lorsqu’on faisait des showcases ou des premières parties, les Ivoiriens étaient un peu étonnés de nous voir rapper en français. Quand Diam’s, La Fouine et Booba venaient jouer en Côte d’Ivoire, c’était plein, mais quand on se produisait, ils disaient que l’on faisait trop les Français. C’était un peu frustrant pour nous. Alors, on a décidé d’utiliser le nouchi. Et quand « Tu es dans pain » a marché, on s’est dit qu’il fallait qu’on continue comme ça, avec au moins les refrains en nouchi. On a développé ça avec « Ça gâte coeur », « La vie de Louga », ou « Douahou ». On a fini par accepter ça, mais moi je suis têtu. Dans mes derniers sons, je continue les thèmes en nouchi mais je rappe en français. Je veux pouvoir m’extérioriser comme je veux. Je veux essayer de me faire comprendre partout. Mais en même temps, j’insère des mots nouchi, et c’est ça qui fait mon identité.
Comment s’est faite la rencontre avec le producteur Shado Chris ? Et comment avez-vous créé le son typique de Kiff No Beat ensemble ?
On connaissait un ami qui vivait dans le même quartier que lui et qui nous l’a présenté. Il y a eu une alchimie entre nous. Jusqu’à aujourd’hui, tous les beatmakers peuvent en témoigner, même ceux du 92i, je participe à mes instrus : je donne mes idées, je donne des mélodies, je donne la direction. Pour « Tu es dans pain » par exemple, c’est moi qui ai trouvé le refrain. C’est ce que Shado Chris a aimé chez nous. Il était très versatile, très souple, il arrivait à capter ce qu’on voulait. On a créé ensemble, et on faisait tout ce dont on avait envie. Avec Kiff No Beat, on a toujours eu une longueur d’avance niveau instrus. Souvent, les rappeurs français qui nous écoutaient n’arrivaient pas à croire que nous étions ivoiriens. C’est notre marque de fabrique.
2. Kiff No Beat feat. DJ Arafat – « Approchez Regardez » (2016)
Le groupe Kiff No Beat a connu ses premiers succès dans la première moitié des années 2010 à une époque où le coupé-décalé, apparu au début des années 2000, est encore le genre musical le plus populaire en Côte d’Ivoire. En 2016, DJ Arafat, alors chef de file du coupé-décalé, accepte de collaborer avec les jeunes rappeurs sur la chanson « Approchez Regardez ». Le titre produit par Shado Chris, leur producteur attitré, est un pur exemple du style « dirty-décalé » de la musique de Kiff No Beat, à savoir un mélange entre les sonorités du coupé-décalé et le hip-hop du sud des États-Unis.
Qu’est-ce que ça a représenté pour vous à l’époque de collaborer avec l’icône du coupé-décalé ? Quel a été le rôle de DJ Arafat dans l’ascension du rap en Côte d’Ivoire ?
C’était une victoire. Au début, le rap était vu comme un style musical qui ne marchait pas trop en Côte d’Ivoire. Les gens respectaient nos sons, mais ils ne nous trouvaient pas vraiment installés dans le show business ivoirien. Quand les gens ont vu le chef du coupé-décalé, la musique qui marche actuellement, et les boss du rap ivoire collaborer, ils nous ont respecté totalement. Pour moi, ça reste le meilleur featuring qu’il y ait eu entre le rap ivoirien et le coupé-décalé. DJ Arafat était fan des rappeurs Lil Wayne et Booba. Quand il a commencé à faire des sons plus rap, plus trap, ça a fait la différence entre lui et les autres artistes du coupé-décalé, et ce qui a fait que le rap ivoire a été davantage pris au sérieux.
DJ Arafat est malheureusement décédé le 12 août 2019 à Abidjan d’un accident de moto. Certains disent que le coupé-décalé est mort en même temps que son chef. Qu’en penses-tu ? Est-ce que le coupé-décalé est vraiment en déclin ? Est-ce que le rap est en train de le détrôner en Côte d’Ivoire ?
On aimerait bien en tant que rappeur (rires) mais il n’est pas en déclin, c’est un mythe. Les gens regrettent tellement la mort d’Arafat qu’ils ont envie de dire que le coupé-décalé est terminé, mais ce n’est pas le cas. Les sons de vacances qui prennent au pays, c’est certes du rap ivoire mais surtout beaucoup de coupé-décalé. En fait, les gens attendent de voir quelqu’un qui dirige le coupé-décalé, ils cherchent un personnage à la Arafat, mais les artistes de coupé-décalé font toujours de grands sons. Le rap est considéré comme la deuxième ou la troisième musique du pays, mais il y a encore du chemin pour qu’il s’impose.
3. Didi B – « Assinie » (novembre 2019)
En novembre 2019, Didi B sort l’un de ses plus grands succès en solo avec la chanson « Assinie ». Quinze ans après « Assinie Mafia » du grand Alpha Blondy, cette chanson devient le nouvel hymne de cette ville côtière située à une heure d’Abidjan et de son style de vie, symbole du farniente à la sauce ivoirienne. Le morceau, produit par le talentueux beatmaker Tam Sir, comporte deux parties : une première plus rap, et une seconde qui mêle afrobeats et zouglou.
Est-ce que cet énorme succès t’a encouragé à poursuivre ton projet de carrière en solo ?
J’avais déjà prévu de faire ma carrière solo de toute façon, mais « Assinie » m’a donné plus confiance. Quand ce morceau a marché, je me suis dit : « c’est bon j’ai ma place, je peux faire ce que je veux en Côte d’Ivoire, avec ma manière de rapper, à ma sauce, et ça va marcher ». Même en Afrique francophone d’ailleurs, parce que quand on était en tournée avec Kiff No Beat ensuite, j’ai joué ce titre partout et tout le monde le connaissait par cœur. Ça m’a vraiment donné confiance.
J’ai l’impression que le clip du morceau « Assinie » avec son esthétique très soignée que l’on doit à Saraï D’hologne, ta compagne, a marqué un tournant pour le rap ivoire au niveau visuel. Tu peux me parler de l’impact qu’il a eu ?
Je suis très reconnaissant envers ma fiancée. Elle a bien vu qu’il nous manquait quelque chose dans le rap ivoire : c’était l’image, la direction artistique dans les clips. Elle est mannequin, influenceuse, peintre, artiste et ses photos, ses vidéos sont toujours très soignées. Ce qu’elle a fait sur ce clip, c’est devenu la mode en Côte d’Ivoire. Avant, il n’y avait pas de direction artistique, tu donnais ton argent au réalisateur, tu lui donnais quelques idées et il faisait son truc. Ce clip a été l’élément déclencheur de ce nouveau mode de fonctionnement. Maintenant, il y a plein de directeurs artistiques sur les clips à Abidjan, et plein de très belles collaborations. On essaie de tous se soutenir entre jeunes créatifs et artistes de la nouvelle génération. C’est ce qui fait le charme du rap ivoire, et qui n’existe pas forcément dans le coupé-décalé par exemple (rires).
4. Didi B – « Ya pas l’argent dedans » (décembre 2020)
Didi B clôture l’année 2020 avec « Ya pas l’argent dedans », un titre dans lequel il multiplie les punchlines cinglantes et fait un état des lieux du rap ivoirien et de sa réalité économique. Avec cette chanson produite à nouveau par Tam Sir, il jette un pavé dans la mare du rap ivoire et s’impose comme le chef de file de toute la nouvelle scène.
Il y a une punchline qui a choqué tout le rap ivoire, c’est : « À part nous, tous les rappeurs de Côte d’Ivoire dorment chez leurs parents ». Quel changement as-tu voulu provoquer avec ce morceau ?
Ce morceau est devenu le tutoriel du game (rires). Le message que j’ai essayé d’envoyer, c’est puisque tout le monde se vante d’être le boss, qui vit vraiment de son art ici ? J’ai été obligé de passer par cette voie parce qu’on nous voit encore comme des gens qui font de la musique pour les enfants, qui ne vivent pas de ça, ou bien des gens qui ne sont pas sérieux. Moi, je m’affirme en disant que j’ai mon appartement, j’ai ma maison, j’ai des biens, et vous ? Je pense que ça a impacté le game, et que ça en a énervé plus d’un parce que tout le monde s’est senti obligé de répondre que ce soit sur scène, dans des morceaux ou dans des interviews. Maintenant, ça devient plus sérieux. Moi, je suis un artiste du pays. Je ne suis pas dans le game des rappeurs, on a dépassé ça avec Kiff No Beat en fait. Je représente le pays avec ce que je fais.
À travers certaines punchlines, tu sembles aussi t’adresser à certains détracteurs du rap ivoirien actuel ou à un certain type de rappeurs. Tu peux nous en dire plus ?
Certains se trompent de combat en Côte d’Ivoire. Certains puristes disent que le rap ivoirien aujourd’hui, ce n’est pas du vrai rap. Ils restent bloqués en 1992 ou en 2000, mais le rap à cette époque, ça n’a pas marché en Côte d’ivoire, et c’est même à cause de ça que le rap ivoirien a failli disparaître. La Côte d’Ivoire, c’est un pays d’ambiance, qui aime la fête, qui aime la joie, qui aime aussi les sons conscients mais il faut toujours qu’il y ait de la mélodie, des beaux arrangements. Il ne faut pas venir avec des sons ennuyeux sous prétexte que c’est du vrai rap. Malgré leurs défauts, les artistes du coupé-décalé sont focalisés sur le fait de faire des tubes. Les puristes, ça n’existe pas chez eux.
5. Didi B – « Big Boss » (mai 2021)
En 2017, les membres de Kiff No Beat deviennent les premiers artistes africains à signer sur la major Universal Music Africa, fraîchement installée à Abidjan. Quatre ans plus tard, avec « Big Boss », Didi B est le premier artiste à publier un single au sein de la division africaine du 92i, le label du rappeur français Booba. De quoi ouvrir de nouvelles perspectives pour sa carrière en solo ainsi que pour tout le rap ivoire.
Quel rapport entretiens-tu avec Booba ? Comment t’a-t-il influencé ? Et, qu’est-ce que ça représente pour toi cette signature sur le label 92i Africa ?
Booba, c’est quelqu’un que j’écoute depuis toujours. Il m’a surtout marqué au niveau de son personnage, de ses prises de parole, et aussi de ses punchlines. Il a toujours eu un coup d’avance. C’est quelqu’un qui m’a beaucoup marqué. On parle beaucoup de musique ensemble, de ce que je peux faire. Cette signature, ça représente beaucoup pour moi, ça représente du sérieux, une nouvelle manière de travailler, et beaucoup de pression quand même. Mais j’aime sortir de ma zone de confort. Je ne cherche pas à être Booba, je cherche à être moi-même en Afrique, je veux être le boss en Afrique. Tellement le boss en Afrique que je pourrai remplir des grandes salles en Europe, tout en étant moi et tout en étant respecté. Et avec 92i, j’ai le meilleur canal pour commencer ça.
Pour ce premier morceau sur le label 92i Africa, tu as choisi de mêler français, anglais et langue fon dans tes paroles. Pourquoi ce choix artistique ? Comment ça a été perçu au Bénin ?
Je n’ai rien calculé en fait. On entend beaucoup la langue fon dans les sons afro chez les Nigérians, notamment chez Burna Boy, donc moi ça m’a plu. Et puis surtout, j’aime beaucoup Angélique Kidjo. En fait dans « Big Boss », j’ai repris le flow d’Angélique Kidjo dans sa chanson « Agolo ». C’est une chanson que je chantais beaucoup. En termes de carrière internationale, c’est mon exemple, parce qu’elle ne chante ni en anglais, ni en français, mais elle arrive à charmer le public international. Pour moi, c’était un petit essai. Mais le morceau marche très bien. Au Bénin, ils m’ont taggé de partout, je reçois plein de bons retours. Ils racontent même que je suis béninois (rires).
L’année 2021 a été marquée par un grand nombre de collaborations entre des rappeurs français et des rappeurs ivoiriens. Je pense notamment à « Gnonmi avec lait » de l’Ivoirien Fior 2 Bior et du Français Niska. Comment tu vois ce phénomène ? Qu’est-ce que ça dit de l’évolution du rap ivoire ?
Ça veut dire que le rap ivoire a de la force. Ça veut dire qu’il y a du respect. Quand les artistes français font un feat avec un artiste ivoirien aujourd’hui, c’est qu’ils estiment que ça peut être potentiellement un tube mondial. C’est gagnant-gagnant maintenant.