Pendant le Black History Month, PAM revient sur des œuvres phares de la musique noire américaine, qui ont rencontré l’histoire du pays. Aujourd’hui, l’album Roots dans lequel le virage de Curtis Mayfield vers le Black Power s’affine.
« Par notre voix, le monde sait qu’il n’y a pas le choix. Nous supplions de sauver les enfants, les plus jeunes qui ne comprennent tout simplement pas. Donnez-leur une chance pour élever leurs petits et aider à purifier la Terre… » C’était il y a tout juste un demi-siècle, sur l’album Roots, et Curtis Mayfield envoyait un message on ne peut plus explicite : « We Got To Have Peace ». Une réponse à la guerre du Vietnam qui canarde alors à tout va, à l’escalade nucléaire comme équilibre de la terreur. Fidèle à sa ligne esthétique, l’ex-leader des Impressions ajuste ses rimes sur une rythmique du genre bien balancé, arrangements au cordeau : percussions et violons, section de cuivres clinquantes et basse ondoyante, tout ici vous invite à danser pour panser le monde.
Self made (ghetto) man
Plus sa voix monte dans les aigus, plus le ton se fait grave. Ce n’est pas la moindre qualité de ce natif de Chicago qui atteint son apogée au tournant des années 1970. Il vient de quitter les Impressions et de cofonder Curtom, label de haute qualité où le visionnaire producteur choisit de faire entendre sa divergence de vue. C’était déjà le cas du temps de son trio vocal People : « Get Ready », « Choice of Colors » ou bien entendu « Keep On Pushing »… autant de titres qui jouaient le rôle d’hymnes officieux du mouvement des droits civiques.
En 1968, We’re A Winner par les mêmes Impressions chante désormais la fierté noire plus encore que l’égalité des chances. À Mexico, les sprinters lèvent le poing, signe de ralliement à de nouveaux combats pour une communauté lassée de courber l’échine. Le Black Power enflamme les charts et Curtis Mayfield prend désormais le parti des Panthers, dont la ligne politique est plus en phase avec la radicalité sous-jacente du chanteur sevré du gospel dans l’antre maternelle. « Terminé les larmes et fini de pleurer, nous avons finalement séché nos yeux et maintenant avançons, avançons plus haut. » Entre les lignes, l’intention était déjà claire. Elle se fait encore plus précise quand il œuvre sous son seul nom, signant des orchestrations taillées pour sublimer sa voix.
Le racisme est un sous-produit du capitalisme », insistera Fred Hampton, le chef du Black Panther Party de l’Illinois liquidé par une armée de policiers le 4 décembre 1969. Ce propos, qui invite déjà à dépasser les clivages d’un autre âge, n’est pas sans raisonner chez Curtis Mayfield, dont l’indépendance d’esprit l’incite à prôner l’autogestion. Pour ce musicien grandi dans une ville où plus d’un exemple l’incitait à faire ses propres affaires, c’est la seule garantie d’accéder à une liberté contrôlée. « Nous essayions tous de survivre dans ce business, tenu par des maisons de disques qui ne vous donnaient pas tout ce que vous estimiez avoir gagné », se souvenait sur le tard celui qui fut marqué, comme tant, par la Motown de Berry Gordy, le voisin de Detroit.
Une voix d’ange dans les ténèbres
C’est de cet enjeu dont parle « Move On Up », un succès qui encourage la jeunesse noire à reprendre son destin en mains et installe le Ghetto Child d’emblée en haut des charts sur l’initial album solo Curtis, en 1970. Ce fracassant succès, qui pose les jalons esthétiques d’une marque de fabrique jamais démentie, n’est pas le seul moment fort de ce recueil : « We the People Who Are Darker Than Blue » en est sans aucun doute le point paroxystique avec son introduction ultraléchée et son break de percussions totalement hallucinées. Et un message déjà fédérateur au-delà des questions de couleurs, refusant de se laisser enferrer dans un repli identitaire qui pouvait être la solution d’une communauté maltraitée par le crime organisé d’un État policier.
Résolument ouvert comme l’était sa musique, Curtis Mayfield n’en a pas moins une conscience aiguisée de ce qui fonde sa personnalité. C’est cela qu’affiche Roots, dont la couverture contraste avec celle de Curtis. Fini le ciel bleu et le pantalon jaune funky, le voilà assis au pied d’un arbre, aux racines entremêlées. L’image fait sens comme la bande-son, plaidoyer pour une soul aussi concernée par le débat d’idées que sujette à toutes les formes d’hybridation. Écoutez « Underground », guitare laid-back, échos planants, rythmiques latines. L’homme aux manettes est à la tête d’un combo d’orfèvres, susceptibles de se mettre au diapason autant sur les tempos appuyés que les ballades plus deep, percées parfois aux limites du psyché et puissants coups de blues, rappelant l’électrique Muddy Waters. Qu’on ait mesuré cet album aussi populaire que sophistiqué au What’s Goin’ On de Marvin Gaye laisse deviner sa qualité. Et comme ce dernier, Curtis Mayfield affûte sa plume, sublimée par les arrangements de Johnny Pate, vétéran du jazz chicagoan qui a troqué sa basse pour le stylo. À la clef, des prises de parole qui ne sont pas sans faire écho à l’actualité de 2021, comme « Beautiful Brother Of Mine », qui prône l’union.
Un an plus tard, il publiera Superfly, parangon de la blaxploitation où il ne manque pas de se montrer sévère à l’endroit des dealers et autres « Pusherman » (ceux qui dealent pour acheter leur dose, NDLR), puis dans la foulée, Back to the World, avec peut-être le plus haut, le plus beau, de ces paradoxaux sommets. « Right on for the Darkness », huit minutes d’amertume et de groove poisseux, qui pointent ceux de la haute qui regardent les tréfonds, allégorie à peine voilée de l’enfer d’une vie au sein d’une nation appelée les États-Unis. A-t-on un jour été aussi clairvoyant au cœur des ténèbres ?