Le batteur, compagnon de route de Fela avec lequel il inventa l’afrobeat, est décédé le 30 avril à Paris. PAM revient sur le parcours de ce génie du rythme, au son reconnaissable entre mille, qui aura marqué l’histoire de la musique.
« Un vieillard assis voit plus loin qu’un jeune debout » dit le proverbe africain. Assis à sa batterie, Tony Allen voyait loin. Il est désormais couché, et repose parmi les grands anciens depuis qu’il s’en est allé, soudainement, le 30 avril à Paris. Avec Manu Dibango , il faisait partie des doyens toujours créatifs, après soixante ans de carrière qui comptèrent dans l’histoire de la musique.
À notre époque, rares sont les batteurs qui ont joué, comme lui, les tout premiers rôles. C’est que le son de Tony Allen était reconnaissable entre mille. Il aimait d’ailleurs répéter « je ne joue comme personne, et personne ne joue comme moi ». Sans prétention aucune, c’était juste la vérité. Voilà pourquoi celui qui, avec Fela , mit au point la formule magique de l’afrobeat était invité sur nombre de projets, voilà pourquoi on entend sa signature rythmique dès les premières mesures des morceaux où il apparaît. Le pilier de l’Afrika 70 aurait pu ne compter que sur sa gloire passée, mais c’est surtout à son insatiable fringale de créer et de jouer, avec toutes sortes de musiciens et dans tous les genres, qu’il doit sa longévité. « Je ne sais pas si je sais rester jeune, expliquait-il récemment à PAM, mais je sais juste que je suis là et je fais du mieux que je peux. Je n’aime pas manger la même chose tout le temps ni m’habiller pareil, pour la musique c’est pareil, sinon je me lasse ». Soixante ans après ses débuts à Lagos, Tony n’avait pas perdu l’envie.
Du jazz à l’afrobeat
C’est dans le bouillonnement de la mégapole nigériane où il est né en 1940 qu’il débute sa vie professionnelle comme technicien son pour une entreprise allemande. Passionné de jazz, il est fasciné par le jeu des monstres sacrés Art Blakey et Max Roach. Après le boulot, il passe ses nuits dans les clubs et se lie avec des musiciens qui bientôt le laissent s’asseoir devant les fûts de leur batterie. Autodidacte, il se fait vite remarquer et entre dans les Cool Cats de Sir Victor Olaiya , un des boss du highlife nigérian. Fela lui aussi y avait aussi fait une apparition, et c’est dans le club d’Olaiya qu’il lancera son Fela Ransome Kuti Quintet. Mais c’est à la radio nationale, où Fela tient une émission musicale, que Tony et lui sympathiseront. En 1965, quand Fela forme les Koola Lobitos (reprenant alors le nom du groupe qu’il avait fondé à Londres durant ses études), il demande à Tony Allen de les rejoindre. Les quinze ans qu’ils vont passer ensemble seront décisifs, puisque c’est là , après de multiples aventures, qu’ils trouveront leur formule, celle de l’afrobeat. S’ils jouent régulièrement au club Kakadu, leur « highlife jazz » ne décolle pas vraiment au Nigeria. Qu’importe, ils vont tenter leur chance au Ghana, où ils feront plusieurs tournées. Avant de s’envoler vers les Etats-Unis pour un voyage qui va changer le cours de leur vie, et de leur musique.
Chez l’oncle Sam, ils se heurtent au monde du show business qui n’attend rien de musiciens africains qui viennent jouer du jazz, mais aussi aux autorités puisque leur visa ne leur permet pas de travailler. Échoués à Los Angeles, les musiciens du groupe — Tony compris — embauchent comme ouvriers pour financer leur survie sur place et payer un avocat. Et si Fela se politise davantage au contact de Sandra Smith, qui l’introduit aux valeurs mises afrocentristes des Black Panthers (1969 est aussi l’année des grandes émeutes dans les ghettos noir-américains), Tony profite du séjour au pays du jazz pour parfaire son jeu de batterie. La funk, alors en plein boom, influence aussi toute la bande qui enregistre sur place quelques morceaux (l’ensemble sera réédité plus tard sous le nom de The ‘69 Los Angeles Sessions ). Et si l’épopée américaine du groupe est tout sauf couronnée de succès, tous rentrent au pays plus aguerris, et pétris de tous les éléments de ce cocktail dont Fela, avant ce voyage, avait déjà trouvé le nom, mais pas encore le son : « afrobeat ».
La batterie de Tony, mariée aux percussions et aux cloches issues de l’univers musical yoruba, en est la fondation. Tony — seul membre du groupe à avoir eu ce privilège — enregistrera même deux disques en son nom avec l’Africa 70, toujours bien sur avec Fela. Et c’est durant cette décennie — avec Tony à la batterie — que les plus grands classiques du futur Black President seront enregistrés. “Roforofo Fightâ€, “Shakaraâ€, “Zombieâ€, “Unknown Soldierâ€, “Ladyâ€, “Water No Get Enemyâ€, “Yellow Feverâ€â€¦ L’aventure commune des deux hommes se termine en 1978 après un concert à Berlin, quand Tony décide de faire cavalier seul. Les temps changent. Fela rebaptise son orchestre remanié Egypt 80 et Tony, après une ultime collaboration sur l’album Africa Centre of the World que Fela enregistre avec Roy Ayers, décide en 1984 de s’envoler vers de nouveaux horizons.
Le batteur Multidimensionnel
Après deux ans à Londres, il décide en 1986 de s’installer à Paris, qui restera sa base pour le restant de sa vie. S’il enregistre un album sous son nom en 1989, Afrobeat Express (Cobalt), il va surtout jouer pendant de longues années les sideman sur une multitude d’enregistrements, comme par exemple sur le Wakafrika de Manu Dibango (1994). Le label Comet Records le remet au premier plan en l’associant à Doctor L pour le superbe Black Voices , inaugurant ainsi une nouvelle phase de la carrière du batteur, qui désormais sera au centre des projets les plus éclectiques, se frottant à tous les styles et à toutes les générations de musiciens. Il rencontre également Damon Albarn (Blur, Gorillaz) qu’il invite sur son disque Homecooking (2002). Le musicien britannique l’associera par la suite à nombre de ses projets, notamment The Good, the Bad & the Queen, un groupe qui, outre Albarn et Tony Allen, réunit aussi Paul Simonon (l’ex-bassiste des Clash) et Simon Tong (l’ex-guitariste des Verve). Bien sûr, Tony Allen sera aussi des tournées Africa Express organisées par Albarn avec une pléiade de musiciens africains. Il publie même sur Honest John, le label de son comparse anglais, son album Rocket Juice & The Moon en 2012. Bref, à mesure qu’il gagne en âge, Tony Allen devient omniprésent, nourrissant son insatiable envie de nouvelles expériences. On retrouve sa patte sur les disques d’Oumou Sangaré , d’Angélique Kidjo mais aussi se frottant à l’électronique avec Air ou Sébastien Tellier. Du côté des machines, il poussera l’expérience plus loin encore en s’associant avec Jeff Mills, un des pionniers de la techno, pour une série de concerts live et un disque baptisé Tomorrow Comes The Harvest (2018, Decca Records).
L’homme qui a fait la synthèse entre les rythmes du jazz, de la soul, de la funk et les percussions traditionnelles du Nigeria est encore à son aise lorsqu’on l’associe à un groupe de percussionnistes haïtiens emmenés par Erol Josué et Sanba Zao pour un concert fou à Port-au-Prince et un disque baptisé Afro-Haitian Experimental Orchestra (2016, Glitterbeat). Toutes ces nouvelles expériences ne lui ont pour autant jamais fait oublier ses premières amours, le jazz, et Art Blakey. C’est en hommage à son idole, qu’il eut l’occasion de saluer à la sortie d’un de ses concerts, qu’il enregistrait The Source en 2017 sur le mythique label Blue Note. Et c’est encore fidèle au jazz, et en mémoire à Hugh Masekela décédé en 2018 qu’il achevait le travail entamé avec le trompettiste dix ans plus tôt, faisant entendre une dernière fois le son de celui qu’il avait rencontré dès les années 70 à Lagos, en compagnie de Fela.
Ce disque (Rejoice , 2020 – World Circuit) en hommage à un frère disparu est aussi, à ce jour, le dernier de Tony. « La musique c’est spirituel, expliquait-il à PAM en mars 2020. Si on sait conduire la bonne narration, la musique guérit. Elle peut faire beaucoup de choses, cela dépend de ton esprit. En tous cas, elle est infinie. Elle demeurera après nous, on essaye juste de faire ce que l’on peut pour en faire bon usage quand on peut attraper l’inspiration ». Des mots simples qui résument bien sa démarche, que ce soit avec Fela et tous les autres, souvent plus jeunes que lui, que la musique mit sur son chemin.
« Un vieillard assis voit plus loin qu’un jeune debout ». Assis à sa batterie, Tony Allen voyait loin. Assez loin pour reconnaître le talent des plus jeunes, fussent-ils debout. Quitte à faire mentir le proverbe.
Source www.pan-african-music.com